Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

Aix en Provence ou le prestige utile

Une ville où l’on entend souvent parler d’argent. A défaut, on le montre, avec cette élégance vieillie des bourgeoisies enracinées ou cette hauteur des jeunes gens arrivés grâce aux parents.

Raide, Aix pourrait se montrer indolente, dans ses rues italiennes, aux murs de pierre jaunes ouvragés par les pluies, sculptés au nom du prestige, de coquillages, grimaces de Pan, Hercule cariatides, soutenant les façades d’hôtels particuliers transformés en bureaux et en fondations, fermés par de monumentales portes en bois couleur de sang mûr.

Aix fait semblant de partager avec les villes d’art le penchant de l’inutilité. Le prestige est cette tare sublime unissant le bourgeois et l’artiste. L’ostentation du XVIIIe siècle a vécu ; elle est désormais ornement superflue, la beauté décatie de ce jour.

La beauté d’une ville est le produit du hasard, ou de la rencontre d’une infinité de déterminismes. Pour Aix, cela a bien tourné. Mais au nom de quel mystère de raffinement ou de snobisme n'a-t-on pas rasé les fontaines sans raison d’être, les balcons phalliques, ni abattu les bâtisses mordorées d’une teinte d’automne caniculaire, pour bâtir des demeures plus modernes, plus confortables, à l’époque où les services de conservation ne sévissaient pas ?

Les vertes collines d'Afrique, Hemingway

Ce roman est un récit de chasse, et fort heureusement bien plus que cela. 

Hemingway est fasciné par la virilité, sa virilité : l’affirmation de sa force sur la nature. Il se persuade d’être homme en tuant des animaux. C’est un bon tireur. Il force l’admiration des guides qui le mènent dans la savane, la forêt et sur les vertes collines d’Afrique. Pour lui, la chasse est un brusque éveil dans le long rêve des paysages de sable, de terre molle, d’eau boueuse et de forêt suffocante, qui se déroulent comme autant de pays.

Ce roman, c’est l’émerveillement de l’homme mis au sein d’un monde qui l’englue, et sa tentative pour s’en détacher, se persuader qu’il est distinct de cette compilation organique de choses, de réflexes et d’instincts. Le voyage d’Hemingway, c’est la tentative avortée du dépaysement, la mort du sentiment d’unicité, du grand tout.

Sur la vaste terre où l’on vient jouer à l’aventurier en massacrant, Hemingway rêverait de se dresser à la hauteur de son personnage. 

Mon cartable connecté

Un petit texte pour une belle initiative en faveur des enfants hospitalisés, Mon cartable connecté

Mon cartable était un parpaing, où je casais tous les livres de la journée. C’étaient les grands débuts du collège, et le savoir pesait un peu trop... Plus j’ai grandi, et plus il s’est allégé. Moche, carré, il s’est effilé, devenu plus maniable, moins sujet de honte, presque. J’ai pu y mettre ce que j’aimais, des livres, les miens, ceux que j’aimais vraiment. Quand je l’ouvrais, il exhalait cette odeur chaude de la mine de crayon et de la poussière, restes de goûter, qui imprégnait le tissu, le fonçait. Il y avait aussi le parfum du papier, de tous les grains et les textures, grossier comme de la peau de lézard, épaisse et douce comme du métal taillé en feuille.

Aujourd’hui, après chaque balade, chaque voyage, j’ai l’impression d’ouvrir mon cartable à chaque fois que j’ouvre un sac. Il s’en dégage la même chaleur un peu moite, de plastique enduit et chaud, où macèrent l’encre, les crayons et les stylos. Celle du travail et de tous les possibles, la vague réminiscence des premiers instants écoliers, où j’ai compris que l’on pouvait créer des mondes entiers avec du papier et un stylo.
— moncartableconnecte.fr

Brexit : j'aurais voulu être triste et surpris

Pour être franc, je ne saisis pas encore l’ensemble des tenants et aboutissants de ce scrutin, même si j’ai lu beaucoup d’articles sur le web et ailleurs (un peu trop vite, comme tout le monde). Mais je sais deux choses : que le rêve européen ne finit pas de dépérir, et que mes amis espagnols qui vivent en Grande-Bretagne ont peur, à la perspective d’un Royaume-Uni sous visa et permis de travail.

L’UE ne fait  pas rêver. Sa structure économique fonctionne, et c’est à peu près son seul succès. Cela ne suffit pas, surtout si on y additionne une croissance peu florissante, l’agrandissement des inégalités sociales, l’effondrement des pensions, les hésitations régaliennes et militaires de l'UE ou de ses principaux membres, son incapacité à s'exprimer d'une voix, et j’en passe.

On dépeint la croissance, même modérée, comme une sorte de cercle vertueux, dont les fruits seront pour tous. Voilà longtemps que nous avons compris qu’il n’en était rien. La violence et le désespoir qui frappent notre continent l'illustrent trop bien. Déjà au début des années 1990, près de chez moi, fleurissaient les graffitis annonçant « Ca va péter ». Et c'était avant les fermetures d'usines ou de chantiers navals.

Depuis, la situation a continué de se dégrader. Un glissement que rien ni aucune volonté n’enraye. Parce que l’UE est un circuit, impalpable, gérés par des gens d’accord entre eux, et satisfaits de l’être, qui président aux affaires d’une manière qui se voudrait neutre - à l’image des hommes et femmes politiques actuels. Et la neutralité revient à gouverner dans le sens des plus forts, des mieux armés. En témoignent, entre autres, le sort réservé aux lanceurs d’alerte, ou de récentes tergiversations pour le moins curieuses, notamment en termes de santé publique. Les idéaux fondateurs d’unité, de paix, de justice, et de concorde n’ont pas été reniés, mais ils ont disparu sous les affaires courantes, la comptabilité. Et cela tue l’UE.

A l’image de cette époque, l’UE a évacué la culture, le fabuleux patrimoine du continent, qu’elle se contente de perfuser à coups de subventions et de fêtes, quand ses artisans peinent à vivre.  Elle a chassé l’enrichissement de soi, l’éducation, au profit de dispositions et de machines ternes, mal comprises, qui régulent et dérégulent de façon lointaine, désincarnée, sous la pression des lobbies.

Plus généralement, l’UE symbolise la faillite actuelle du politique et de la démocratie du XXIème siècle. Un seul exemple : le Président de la Comission européenne mène la politique touchant la vie de centaines de millions d’Européens, sans être élu directement par eux.

En 2005, déjà, d’aucuns prétendaient que le NON au traité européen amènerait l’UE à se remettre en cause, se recentrer vers plus de justice économique et sociale. La machine a prouvé son inertie.  

Ce que l'écrasante majorité des populations réclame, je crois, ce ne sont pas les vieilles lunes des révolutions ou la bêtise des populismes, c’est un capitalisme en ordre de marche, qui soit à l’abri d'intérêts ou de groupes particuliers, et assure une juste rétribution aux personnes qui travaillent, comme à celles qui ont travaillé ou qui ne peuvent plus le faire. Non pas l’égalité, mais la justice. L’UE  manque à cet appel.

Le Brexit fera du mal, aux Britanniques comme aux étrangers qui vivent au Royaume-Uni. Je pense à mes amis espagnols, qui travaillent à Londres, à la perspective de l’obtention d’un permis de travail, d’un éventuel ralentissement économique, d’une baisse du niveau de vie, de la montée d’une incertitude systémique et du populisme (car cette bestiole est insatiable, le Brexit ne lui suffira pas). La transition sera difficile, et pénible. J’espère que les Britanniques sauront ménager une voie moyenne, qui ne compromette pas le bien général.  

La décision est pénible, mais il ne faut pas oublier qu’elle émane du vote, de la souveraineté populaire, une notion que même certains amoureux transis de la démocratie peinent à comprendre quand elle va à l’encontre de leur analyse.

Et pour répondre au message d’un ami, envoyé tôt ce matin : à mon sens, le rêve européen n’est pas encore mort. Enfin, je crois. 

France-Allemagne (des écrivains)

Le premier match de l'équipe de France des écrivains s'est déroulé le 5 juin dernier, à Colombes, contre l'équipe des écrivains et auteur allemands. On a joué, et perdu, de peu : 2 à 1. L'événement était organisé par la Fédération allemande de football, le Goethe Institut de Paris et l'Association des Ecrivains Sportifs. Sans oublier le débat auquel il a donné lieu. Le match retour se tiendra l'année prochaine, en Allemagne, à l'occasion de la Foire internationale du livre de Francfort, où la France est invitée d'honneur. 

Ce fut l'occasion de belles rencontres, de beaucoup courir (en défense centrale, notamment, où j'ai joué), et de faire, une fois encore, la preuve de l'implacable réalisme allemand... En 2017, ce sera à nous de faire mentir Gary Lineker.  

© Goethe-Institut/Philippe Lelluch

© Goethe-Institut/Philippe Lelluch

Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon et, à la fin, les Allemands gagnent toujours.
— Gary Lineker

L'accent parisien

L’accent parisien est un acquiescement qui se cherche ; une quête sophistiquée qui veut taire sa peine. Ce n’est plus le faubourien, traînard et gouailleur. Il lui arrive de se compliquer de variantes plus mélodieuses, plus aiguës et pincées. Dans sa déclinaison la plus extrême, il promet l’esprit. Il marque une pause dans les discours alambiqués, qui sentent la peine. Quelques icônes l’ont mis à l’honneur, avec cette délicatesse précieuse qui fait la beauté discrète, usée, des Parisiennes, ou des jeunes provinciales qui aspirent à devenir de la capitale.

Dans cette ville où l’on peut se ruiner en se nourrissant de sandwichs, il s’agit de se distinguer. Tous les iconoclasmes sont bons, toutes les trouvailles, les mots d’esprit. Cet accent offre un vernis de profondeur, une trace de méditation.  

Ce n’est pas parce que les pigeons sont bagués qu’ils ne peuvent pas voler !
— Une femme à une amie, à propos d’un homme marié

Il est ce mélange de pudibonderie précieuse et d’exhibitionnisme contrôlé. Il se veut aussi pilier de ces codes non écrits, signant une appartenance, dont Balzac se fait l’exégète. L’adopter c’est être brillant, inspiré, lanceur de tendances, éclaireur de ploucs. Il pare, transforme les serins en paon.

Frankie Addams, Carson Mc Cullers

L’été de nos douze ans, c’était l’éternité. Cet été si vert qu’on en devenait fou.

Dans la cuisine moite d’un patelin de Géorgie, où cela sent la sueur, le sucre et le beurre des pâtisseries au goût de sable, Frankie, son petit cousin John Henry, et Bérénice, la vieille bonne noire, refont le monde. 

John Henry n’espère rien encore. Sa vie est un émerveillement continu, confondu avec le présent. Bérénice n’espère plus. Pour Frankie, l’héroïne, le rêve d’immortalité prend fin.  

A huis clos, ils sont tous les trois prisonniers à perpétuité de l’éternité estivale.  

Le mois d’août, immobile, au-dessus des âges, et lymphatique, s’écoule comme une eau grasse, même en 1945.

Frankie Addams est une grande chose au corps de femme. Elle parvient à cet âge où le temps fait son apparition. Une enfant qui n’appartient à aucun club, et qui écrit des pièces de théâtre. Elle préfèrerait ne rien écrire, jouer aux cartes, sortir le samedi soir au Blue Moon, avec les soldats qui voyagent pour se battre, et appartenir à tous les clubs imaginables.  Son nom n’est pas Frankie. C’est Jasmine, celle qui donne envie d’amour aux soldats qui voyagent. Son rêve, c’est se rendre au mariage de son frère. Cela sera un fiasco, la chute trop commune de la maturité, où le fantasme verse dans le réel : la rencontre stupéfaite avec l’échec et la perversion.

Ce roman n’est que cela : l’expression de ce vertige adolescent dont on ne sort jamais tout à fait. Un mélange de rébellion gratuite, de défiance et de fascination apeurée pour l’amour des autres, les voyages, la liberté, et le confort.

Ce mois d’août est celui des temps édéniques, où toute l‘humanité était vivante, quand on se sait immortel. C’est l’humanité du début de l’existence, et qui s’effritera peu à peu, disparaissant au fil des âges, avec les êtres chers, ou tout simplement connus, croisés, et les fantômes de leur souvenir. 

Douze ans. C’est l’apprentissage de la mort, intempestive, insignifiante et tragique, comme son cousin John Henry, petite ombre contingente, d’une naïveté tenace, et vite emportée par la méningite. Une fausse note. La dernière. Celle qui donne le sens noir de la vie, mouillée de brèves épiphanies.  

Elle vit le cercueil, et alors elle sut. Il revint la visiter deux ou trois fois dans ses rêves, avec l’apparence d’un mannequin, et ses jambes de cire ne bougeaient avec raideur qu’aux jointures, et son visage de cire parcheminé était légèrement maquillé, et il avançait vers elle jusqu’à ce que la terreur l’empoigne aux épaules et la réveille.

Moravia s'ennuie

L'ennui est ce mur de verre qui sépare le monde -les choses, les hommes- de Dino, le héros, bourgeois et peintre désoeuvré, de L'ennui. Débarrassé du souci de subsistance par les manoeuvres d'une vieille mère, mondaine comme il faut et financière avisée, il rencontre Cécilia, une adolescente, modèle et amante d'un vieux peintre mort au lit avec elle. Muse, elle se veut allégorie de l'ennui pulpeux, blasée de tout, même du spectacle de son propre père abimé par le cancer.

Le livre fut écrit pour elle, en son nom de chef-d'oeuvre, degré zéro de la conscience de soi. Rapidement, Dino s'éprend de cette chair sans âme ni volition. Cécilia est un objet sexuel impossible à posséder, jouissant d'une liberté d'insecte, indifférente à son propre sort comme à celui des autres, naviguant instant après instant.

Elle se pose en reflet des pulsions des hommes qui la couvrent. Elle est une chose parfaite, éternellement séduisante. Dino attente à à ses jour dans l'espoir de remédier à son addiction pour elle, perversité qui minaude, miroir de l'égo des mâles, amoureuse qui jamais ne lasse.

Cette jeune fille forme un ennui qui dissout les scrupules, les faux-semblants de l'amour, la tendresse. Elle joue sa rébellion dans l'inconstance, la servitude, l'inconsistance des réponses puériles qu'elle fait à l'indignation de Dino. Elle instaure un questionnement infini du monde, le dissèque à l'aide de tautologies, de nullités qui sapent ses fondements.

Cécilia se veut de ces objets d'art moderne, dont la platitude s'emplit du discours que le spectateur, l'artiste ou le promoteur d'exposition prononcent à son sujet. Elle est un support, l'urinoir de Duchamp ou le monochrome de Kandinsky. 

Sa nullité convient à l'ultime degré de cynisme comme au premier seuil de l'abrutissement.

Pasaia, Pays Basque

Les abords d’une cité dortoir faufilée entre et sur des mornes, dressant des immeubles rouges noircis, sans attrait, laissent place à une petite ville neuve et laide. Entre les inscriptions demandant l’amnistie de membres de l’ETA, les passants marchent vite, sous le soleil. Le vent de la mer, que l’on devine toute proche, passe une tiédeur latente. 

Au loin, se voient les bateaux d’un port de commerce, et parviennent des odeurs de casse et de cambouis, venus d’un parc à ferraille et d’un parking qui bouchent la vue. 

On se demande ce que l’on fait là, puis on s’avance. Les maisons se ramassent, vieillissent. Mais rien ne fait regretter d’être ici. Surprise sombre et grotesque que l’on rejoint après une courte traversée en caboteur. Le village est pauvre, il sent l’odeur âcre et crayeuse de la fiente de pigeons, la lessive et la friture.

Les armoiries au fronton des vieux hôtels particuliers ont fondu, et sur la grand-place se jetant à l’eau, les maisons tiennent encore à l’aide de solives non dégrossies.

Il y a les vieux salons de coiffure, les bars sans façade, où se retrouvent les gens du quartier, pour parler fort, et les chats, les murs qui crient basque, et un musée Victor Hugo, passé par là.  

La ville se casse en deux, un fjord apparaît, menant à la mer. Un porte-conteneur disparaît à l’horizon, entre deux flancs encaissés. A se demander comment il trouve suffisamment de tirant d’eau pour ne pas s’échouer.

Chaque jour, le sillage des cargos secoue les barques amarrées le long de ce village basque patiné de suint et d'âge, aux allures de Frise et de Norvège

Vesaas dans son palais de glace

Vesaas était un fermier placide, peu loquace, comme les Latins se figurent les Scandinaves, au regard sympathique et pénétrant, laissant pressentir quelque chose de la force physique du travailleur de la forêt.  

Son livre est étonnant ; un long souffle sans état d’âme, juste la meule tenace de l’hiver, puis des saisons. La nature passe sur les hommes stoïques, gelés, saisis par la merveille des paysages quotidiens, l’ordinaire extraordinaire. Siss et Unn, les deux petites héroïnes, campent des personnages de fable déniaisés, déjà conscientes que l’enfance est un mauvais rêve, où  rien ne nous appartient.

Ce que je voulais, c’était raconter le jeu caché et secret qui se passe aux heures de la nuit, quand le jour nouveau point à peine et que tout devrait dormir dans la maison. Un jeu dont personne ne doit être témoin
— Vesaas, un an avant sa mort

C’est l’hiver. Le Telemark est figé dans les glaces. Le monde fait un rêve d’éternité et de silence. Les deux petites filles s’aiment. C’est l’amour-amitié de l’enfance, pour lequel il n’existe pas de nom. Elles se connaissent à peine. Seule l’intuition de la curiosité les a amenées l’une vers l’autre : Siss, la chef de meute qui entraîne avec elle les enfants de l’école, et Unn, l’orpheline taciturne. A l’embouchure de la rivière, la cascade a formé un palais de glace, un enchevêtrement de salles argentées, tour à tour luisante de gel, percluse de stalactites, polies comme un miroir. Unn se perdra dans ce palais des songes, pour y passer une nuit éternelle… jusqu’à la débâcle du printemps.

Vesaas tente de circonscrire le néant commun, primordial, et ensuqué, qui sous-tend la vie, le mystère labile des consciences animées et inanimées qui peuplent le silence. A la recherche de celui ou ceux à qui nous nous adressons lorsque nous nous taisons. 

Le dernier livre de Sebald

On pourrait employer des vies à s’expliquer la moindre seconde. Une bibliothèque entière n’épuise pas un millionième d’instant. Joyce et d’autres s’y sont essayés, en vain à mon sens, prouvant qu’il s’accomplit de grandes et belles choses sur la base de magnifiques défaites.

Dans Austerlitz, dernier ouvrage publié avant sa mort, Sebald forme le rêve d’épuiser le réel, forger la concrétion d’un sens à partir de sa réduction, comme les alchimistes vitrifiaient les métaux. Il travaille à partir de digressions, en quête de signes perdus dans l’histoire, la configuration oubliée de villes- Paris, Prague, Londres- ou la disposition de lieux d’une laideur utilitaire, logistique - la gare londonienne de Liverpool street, ou celle d'Anvers.  

Les mondes de Sebald ont la pénétrante réalité du songe, exprimant les révélations mystiques inscrites dans la langue figée des constructions humaines. Il épaissit le mystère du monde en cherchant à tarir l’étrangeté de vivre. La décortication mène au décryptage d’un vaste Tout, aux correspondances infinies et signifiantes, comme une fouille minutieuse de la métaphysique. Cela rappelle la quête des correspondances entre le monde du commun et celui d’au-delà le monde, à laquelle s’adonnent Baudelaire, Rimbaud, ou Mallarmé.  Porté par un style languide, d'une ample minutie, Austerlitz s'efforce d'organiser le chaos de son passé, éclaté avec la Seconde Guerre Mondiale. Il tente de déchiffrer le dessein d’un Dieu devenu Dieu malgré lui, se foutant des hommes, sécrétant des êtres perdus, errants à la poursuite de signes indiquant leur raison d’être. 

L'étrange filiation des coïncidences m'a rattrapé, à Londres, l’été dernier, comme je traversais Whitechapel, puis Bricklane et Shoreditch, avec ma femme et mon fils. En fin de journée, cherchant le métro le plus proche, nous avons obliqué dans une petite rue, sur notre droite, qui nous a menés à la gare de Liverpool street, que Sebald décrit dans Austerlitz… hasard, providence, ou destin. 

Les victimes du 13 novembre et leur famille méritent nos excuses

Les résultats du premier tour des élections régionales sont l'événement de trop.

Suite à l'horreur du 13 novembre, les hommages furent vibrants.

A défaut de réponses à nos questions, nous fûmes écrasés sous les innombrables analyses, très souvent d’une indigence confondante, une terrifiante nullité morale, et une incapacité générale à la compassion (ne se limitant pas aux fleurs, bougies et câlins gratuits).

Nous étions au bord de la guerre mondiale, paraît-il, puis les journaux télévisés ont recommencé à nous servir Miss France

Nous voilà rassurés. Le pays était retombé sur ses pieds.

Un nouveau signe, s’il en était besoin, de notre pauvreté d'âme, de notre peur du deuil, et de la tristesse. Et je n'évoque pas seulement le saccage du mémorial de la place de la République. Signe évident de notre amnésie. 

Le lendemain des attentats, alors que les corps se trouvaient encore empilés au Bataclan, d’aucuns se répandaient déjà en analyses géopolitiques, sur les soi-disants causes profondes de la tuerie. Comme si les abrutis à bombes et kalachnikovs avaient entendu quelque chose à la situation au Moyen-Orient ou en Afrique. On faisait partager son sentiment sur le monde arabe, le Moyen-Orient, la crainte de récupération politique, quand on ne s’improvisait pas théologiens. Sans compter la compassion "tartufesque" de grands groupes refusant de payer leurs impôts en France, les imbéciles complotistes, antisémites, anti-musulmans, et les charognards de l’autopromotion, toujours bien attentionnés.

Une énième confirmation que les intellectuels de jadis ont laissé place à une myriade d’intelligents, dont le but est de parler plus fort que leurs pareils. De là ce défilé de finasseries satisfaites et de snobismes morbides, sous-entendant que les morts parisiens ne valaient pas les milliers de victimes syriennes, palestiniennes, et nigérianes, tombées depuis des mois, des années. Fort à parier que si ces gens avaient été syriens, palestiniens, ou nigérians, ils auraient interdit à une mère ayant perdu son fils dans une attaque terroriste de se lamenter, car la situation était bien pire en France, ce vendredi 13-là.

J’eus honte pour eux, comme pour les empêtrés dans la polémique du drapeau tricolore. Dont beaucoup ignoraient que le bleu et le rouge référent à Paris, et le blanc au souvenir de l’ancien régime ; ils oubliaient également que des gens, bien loin de l’extrême-droite, avaient péri pour ses couleurs.

Ce fut la curée à la sottise. Et quand on se réveilla, éreintés de tant d’inepties, on se répandit sur les terroristes, afin de comprendre leur nullité, et de s’en repaître. Ce fut nier qu’il y avait peu à comprendre de ces idiots qui ignoraient tout ce qui n’était pas eux, le contentement de leurs appétits médiocres, drogue, miteuses sorties en boîte de nuit, fornication avec des ersatz de bimbos de téléréalité à l’âme d’assistante sociale, et trafics de bas-étage. Ils périrent comme des nullités en quête de célébrité, confits dans le fantasme puéril de toute-puissance infantile, et la frustration des lâches. Il s’agissait de criminels sans envergure, pareils à ces clochards collaborateurs qui envoyèrent les résistants au four pour une plaquette de chocolat, lors de la Seconde Guerre Mondiale.

On décida aussi de se payer les politiques. Il faut dire qu’ils le méritaient : leur attitude inepte à l’Assemblée, les dysfonctionnements ayant mené aux massacres du 13 novembre, et leur politique internationale d’un cynisme coupable. Il est bien connu que lorsque l’élite d’un pays n’a guère d’idées pour le redresser, elle ne sait se tourner que vers l’argent, même s’il s’agit de celui de régimes qui flagellent les blogueurs, réduisent les femmes à la minorité perpétuelle, et dont certains ressortissants ont, semble-t-il, financé le terrorisme

Le procès des politiques est à faire, mais je crois qu’il aurait fallu attendre que le sang coagule. Par respect, pour les victimes, leur famille, et notre propre peur.

D’autres ont lancé des injonctions à s’étourdir de nouveau, dans les bars, les salles de concert et les boîtes de nuit de la capitale. Comme si hurler et se soûler faisait office de combat et de résistance.

Suite à l’assaut de Saint-Denis et la révélation de la menace pesant sur la Défense, refit surface un fatalisme sidérant, déjà présent quelques semaines avant les attentats du 13 novembre, et tout autre que les analyses de professionnels qui connaissaient suffisamment la situation pour nous mettre en garde. Un fatalisme risible, inconsistant, faisant que certains en venaient à souhaiter que « cela arrive une nouvelle fois et que l’on n’en parle plus ».  Comme si ce défaitisme immature pouvait garantir de la mort, dissuader les assassins, et oblitérer les insuffisances de nos autorités, qui restituent des papiers d’identité à un voyou comptant se rendre en Syrie.  

J’écris, car je ne saurais me contenter de l’indigence intellectuelle et affective dont nous faisons preuve, oscillant entre exaltation et abattement, dignes des pires enfants rois, dans l'espoir que des égorgeurs aient pitié de nos craintes, et qu'un imposture politique comme le FN vole à notre secours. On lutte contre ces gens par l’intelligence, le courage d’avancer des idées étayées, universelles, inactuelles, sans crainte de prendre à parti l'impuissance criante de notre système éducatif, l'aveuglement des politiciens, nos illusions économiques et sociales, notre lâcheté, notre amour de la bêtise, les pratiques qui méprisent la femme, confinent à la lecture littérale des textes religieux, relaient des stupidités moyenâgeuses véhiculées par des prêcheurs de haine, et confortent dans un racisme doléant, dont les bornes sont la condescendance bien-pensante de gauche et l’exclusion autoritaire de droite (j’évoque des traditions politiques, non des partis).

A défaut de clairvoyance et de courage, nous avons fait preuve d’une insondable cruauté, ainsi que d’une terrible indigence humaine et intellectuelle. Une médiocrité égale, sans doute, à celle qui nous bouche les yeux sur la montée de la haine pour les valeurs de la France, en son propre sein, et à celle dont font commerce ceux qui fourguent simplismes sacrés, bouc-émissaires et bêtise intellectualisée à qui veut l'entendre. Avec un succès dont témoignent, entre autres, le nombre effarant de candidats au voyage en Syrie et le score du Front National en ce soir de premier tour des élections régionales.

Au nom de cela, les victimes et leur famille méritent les excuses de notre pays. 

L'impénétrable sourire de la dame au nez carré

Madame de Sévigné est de ces écrivains qu'il faut savoir faire semblant d'avoir pratiqués;  même lorsque l'on n'a jamais parcouru la moindre de ses lettres. Voilà le stade ultime de la consécration d'un littérateur : être objet de snobisme, et du délit d'ignorance. 
La Sévigné est copieusement consacrée.
L'oeuvre de génie se fonde sur ce que snobisme et suraffinement ignorent : le surgissement de l'émotion, à mûrir et ordonner, le talent exigeant contrainte et complexité pour s'exprimer pleinement. Les oeuvres de génie sont le fruit de la blessure d'une sensibilité violentée par le cours des choses. Les génies ont beau être géniaux, ils n'en sont pas moins sacs de chair et d'os, dotés d'une acuité face au monde supérieure à celle du commun des mortels. Déchirant leur coeur d'amour, de rage, de mélancolie, de langueur et de passion, cette exceptionnelle faculté d'être et de sentir fait leur gloire, et les damne à souffrir et s'émerveiller de ce que personne ne distingue.
Sans doute Madame de Sévigné aurait-elle écrit, quand bien même sa très chère fille ne l'eût pas quittée pour Grignan et la Provence, après avoir épousé en 1669 le seigneur de l'endroit, un barbon deux fois veuf. Mais aurait-elle écrit ainsi ? Aurait-elle fait oeuvre de postérité ? Rien n'est moins sûr. 
Le départ de sa fille est une terrible mortification pour Madame de Sévigné.  A sa progéniture exilée au pays du soleil, à plus de cent lieues de Paris, la maternelle expédie des missives qui la couronneront pour l'éternité, lui attirant les louanges d’obscurs littérateurs, comme Voltaire et Proust. La petite, désormais établie en terre de Grignan, a les faveurs de l'écrivaine de mère sur son frangin, Charles de Sévigné, coureur de chtouilles, amoureux d'actrices, joueur en déveine, qui finira sa vie en grave janséniste, sans descendance, revenu des plaisirs. Concernant le chapitre des aventures de ce dernier, sur le compte duquel la mère et la fille médisent comme des soeurs, Madame de Sévigné se montre aussi cinglante pour le vulgaire qu'elle est bonne pour ses familiers, avec ce qu'il faut de verve, d'ironie et de mauvais esprit à l'endroit du "frater", amant transi, repentant, égaré, bleu de l'amour :

La comédie de Racine ma parue belle, nous y avons été. Ma belle-fille m’a parue merveilleuse comédienne que j’ai jamais vue (...); et moi, qu’on croit assez bonne pour le théâtre, je ne suis pas digne d’allumer les chandelles quand elle paraît. Elle est laide de près, et je ne m’étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence; mais quand elle dit des vers, elle est adorable.
— Lettre du 15 janvier 1672, à Madame de Grignan

Brillante amie de La Rocheufoucauld, du Cardinal de Retz, de Madame de Lafayette, cousine de l'intenable Bussy-Rabutin, brillante précieuse pleine d'elle-même et d'intelligence, Madame de Sévigné taille une prose qui se veut le prolongement intime de l'art de la conversation. Ses lettres sont des monologues d'une gaieté triste et amusée qui prennent un tour plus sombre avec l'âge. La mort est une compagne fascinante en ce temps où une mauvaise fièvre vous emporte. Elle est de ces esprits qui perçoivent le monde comme un vivarium mis devant eux, où il est drôle de contempler l'agitation des hommes et le mouvement de leurs petites âmes.
Madame de Sévigné est la muse de ce siècle de Cour où un mot d'esprit décide de la fortune d'un homme, où la guerre est une théâtrale course aux bravoures et aux insignes, le suicide de Vatel un sujet à vapeurs, à maximes et sourires, Dieu une miséricorde sans fond qui ne se rencontre nulle part en ce bas-monde.

La Cour : aucune période n'a vu se côtoyer en un périmètre aussi réduit autant de frivolité et de gravité, autant de bassesse et de génie. Cela fait songer à Corneille qui, pour s'attirer les faveurs de la Du Parc, charge son désir d'un contrat avec l'éternel, déclarant à la dame qu'elle ne passera pour belle aux yeux de la postérité que s’il l’écrit, et qu’elle lui cède...
Madame de Sévigné écrit pour ne plus pleurer. Elle badine, met le monde là, sur ses tréteaux, dressant le théâtre sous les yeux de sa lointaine fille. De là cette précision des tableaux, leur exhaustivité, l'exactitude des physionomies, des maintiens, des attitudes, la mise au jour des ambitions et des ridicules d'une noblesse asservie par le Roi Soleil, avec ce souci tenace du bon mot, de la formule qui éclate et touche :

Mme la Dauphine est l’objet de l’admiration; le Roi avait une impatience extrême de savoir comme elle était faite : il envoya Sanguin, comme un homme vrai et qui ne sait point flatter : “Sire, dit-il, sauvez le premier coup d’oeil, et vous en serez fort content.” Cela est dit à merveille.; car il y a quelque chose à son nez et à son front qui est trop long, à proportion du reste : cela fait un mauvais effet d’abord; mais ons on dit qu’elle a si bonne grâce, de si beaux bras, de si belles mains, une si belle taille, une si belle gorge, de si belles dents, de si beaux cheveux, et tant d’esprit et de bonté, caressante sans être fade, familière avec dignité, enfin tant de manières propres à charmer, qu’il faut lui pardonner ce premier coup d’oeil.
— Lettre du 13 mars 1680, à Madame de Grignan

Ces lettres sont le produit de ce XVIIème siècle, en soi aussi classique que Madame de Sévigné est barbue, époque de Descartes et de Pascal, des insolubles tourments métaphysiques du chrétien et de l'établissement forcené de la raison comme preuve infaillible de l'existence, temps de Racine et Corneille, immortels rivaux qui versent dans leur implacable maîtrise des trois unités de ces tourments insensés, perclus de meurtres, d'adultères et de malédictions.
La Sévigné sourit, comme sait le faire une femme de la Cour, laquelle abreuve ses amies de rictus attentionnés tout en écoutant, non loin d'elle, son époux compter fleurette à une jeune première; une femme qui marche avec grâce et naturel (notion artificielle d'un savoir-être arbitraire non contraignant pour son entourage, corset moral pour soi-même, degré extrême de la civilité) en se mordant les lèvres pour ce que sa cheville foulée lui cause d'atroces souffrances. Madame de Sévigné est de ce Grand Siècle où l'on ne se relâche que dans les boudoirs, les alcôves et les bordels. Comme l'écrit Molière, repris dans l’ouvrage de Paul Benichou, Morales du Grand Siècle, elle est de ces incarnations d'une morale mondaine à la fois sans illusions et sans angoisses qui (...) refuse la grandeur sans (...) ôter la confiance.  

Madame de Sévigné est son sourire peint par Lefevre, d’une discrétion allumée, une intimité qui chatoie, une retenue éclatante, une nonchalance prise chez ceux qui ne s'étonnent plus, à tout le moins en public. Elle pose en Mona Lisa aristocrate, aux boucles translucides, à sourire de tourments qu'elle ne connaît pas encore et dont elle juge d'une main lisse, claire et grasse. Madame de Sévigné est jeune de cette jeunesse qui dure toute la vie. 

L'invention de la ville par Roberto Arlt

Dans les années trente, à Buenos Aires, un écrivain de la place se doit d'appartenir au groupe de la rue Florida ou à celui de la rue Boedo : soit l’artère élégante, abritant une mouvance portée par des esthètes dont les chefs de file comptent Borges, soit la voie d’un quartier de classe moyenne, couvant une littérature tournée vers les problèmes économiques et sociaux de l'époque. 
Roberto Arlt n'appartient à aucun de ces mouvements. Il est à leur confluence, et à la marge, se foutant de la politique, dégoûté par la vulgarité, sublimant la vie en éternel, et raillant les belles âmes. 

Né avec le XXème siècle, mort quarante-deux ans plus tard, en pleine Seconde Guerre Mondiale, ce métisse argentin d'Italie et de Prusse, auteur de La danse du feu et du Jouet enragé, se veut un irrémédiable agnostique, considéré dans les anthologies comme "l'un des fondateurs de la littérature urbaine". Titre à la fois impropre et usurpé.
Avec Buenos Aires, l'Argentine d'alors abrite une incommensurable Babel, dont Arlt est le fruit monstrueux, une capitale sans fin, légendaire comme le pays des morts chez les Anciens. La ville borne l'horizon, sculpte les âmes, modèle la société en vomissant des masses d'ouvriers et de petits-bourgeois, mirage de la liberté, cachot aux parois aussi nombreuses que les murs des millions de bâtisses qui la composent. 
Avec Onetti, Arlt est l'un des premiers à fonder en mythe cette étendue grouillant d'indifférence, saignée de sa morale, à saisir ses habitants, débarrassés de la faim, de la maladie, pourris par l'insatisfaction et l'increvable peur de ces fléaux, incapables de passion et d'amour, sauf ceux qu'ils s'échinent à éprouver pour eux-mêmes, tous avatars du héros de La danse du feu :

Qu’il soit fort, c’est la seule chose qui compte. Rien d’autre. Qu’il soit égoïste. Et qu’il jouisse de la vie à fond, sans les stupides scrupules qui aujourd’hui l’empêchent, lui, de dormir

Dans ses écrits personnels, Onetti décrivant l'habitant de Buenos Aires fait état du même néant métaphysique et spirituel : 

En Argentine est apparu un type d’indifférent moral, d’homme sans foi et sans intérêt pour son destin.

Il n’existe pas de Nouveau Monde. 

Arlt dépeint des êtres incrédules, portés dans leur existence par les éclats d'un scepticisme inerte, la nostalgie de toute transcendance. Son héros, Balder, abandonne femme et enfant pour suivre une collégienne. Il s'éprend de l'amour comme d'une tragédie délicieuse, ne valant que par la désillusion qu'elle fomente, la destruction dont elle surgit. Cet ingénieur, sans autre relief que son égoïsme, poursuit l'innocence dans les bras d'une jeune fille en fleurs, repoussant toujours sa première fois. Balder constitue un monde labyrinthique, de glace, d'acier, de béton; chose de chiffres idolâtrant le fantôme de la spontanéité, s'abreuvant de folie à force de sérieux, s'infantilisant pour s'être trop paré de la morgue bureaucratique des comptables.
En toile de fond, Buenos Aires fait gronder son bitume, ses immeubles, ses rails, ses foules. La ville devient un mythe, un Hadès. Elle met les hommes au joug, les lance dans ses gares, ses rues, ses métros. La ville est un incommensurable Léviathan où le cynisme n'existe pas, car la question de l'espoir n'y a plus de sens. L'assouvissement du désir, si rarement éprouvé, se confond avec l’éternelle chimère du bonheur. Le monde s'impose à lui-même, la ville contraint à l’acceptation, espace sauvage et rationnalisé, où les hommes pestent contre leur sort en murmurant, où le malheur advient comme une salvation. 
La danse du feu d'Arlt met en place des perspectives vertigineuses sur l'asservissement de l'homme moderne par les mirages qu'il fomente, ses soifs de bonheur invertébrées et ses minuscules jouissances. Sa Buenos Aires est une ville éternelle, théâtre d'un crépuscule des Dieux qui s'éternise, d'une chute qui est devenue la vie. 

Pour briller dans les soirées où il faut parler, ou bien écrire de la chanson française

Prise de conseil auprès de Jules Lemaître (1853-1914), resté dans les mémoires pour sa série de portraits intitulée Les Contemporains, laquelle renferme des études sur Huysmans, Mallarmé, Alphonse Daudet, Anatole France, les Goncourt et Zola, entre autres.
Dans le deuxième volume de ses Contemporains, ce ponte du Paris littéraire de la charogne fleurissante, s'entiche d'un ouvrage de la Comtesse Diane, femme de lettres aujourd'hui oubliée, proche de Sully-Prudhomme, premier prix Nobel de littérature, Hérédia et Loti.
En prélude d'une étude sur le génie "franchement féminin" de ladite Comtesse, Lemaître expose sept procédés utiles à qui fera voeux de rutiler dans les salons ou de trousser de la mélodie, tout en ménageant sa peine.

On distingue ainsi :

1 - La pensée "algébrique", dont la mise en oeuvre nécessite " de trouver quatre sentiments, passions, vices, vertus, qualités, défauts, etc.., dont les deux premiers soient entre eux, dans les même rapport que les deux derniers. Le schéma ordinaire est celui-ci : "... est à... , ce que... est à ..."".
Exemple : "Le shampoing est au chewing-gum, ce que l'amour est à la haine". Limpide, bien balancé. "Cela ne veut rien dire, mais on ne s'en douterait pas". 

2 - La pensée "antithétique", laquelle consiste à allier des mots de sens opposé. Assez efficace, car "il est rare que la réunion des mots exprimant des sens contraires n'ait pas l'air de signifier quelque chose" écrit Lemaître. 

Exemple : "Le pauvre est riche de ce qu'il n'a pas", ou bien "le riche est pauvre de ce qu'il a". D'usage commode, cette maxime "vous vaut un air fin et en vaut une autre".

3 - La pensée "paradoxale", qui vise à choquer le bon sens commun. Spécialité des collégiens et des lycéens en rupture de ban, employée dans une certaine littérature et la publicité  : "La morale est la pire des dépravations" ou "L'imbécilité est la plus grande conquête du genre humain." La pensée paradoxale gronde fort, comme le slogan d'une marque de lessive ou un rot.

4 - La pensée "Joubert ou Vauvenargues", variante lyrique de la saillie mondaine. Ce genre supposant une psychologie "très fine, on ne craindra pas, au besoin, d'allonger un peu la pensée, en la tarabiscotant", écrit Lemaître. Voici avec la mort : "La mort est une subtile maîtresse, qui nous conquiert un peu plus chaque jour. Apprenons à l'aimer..." L'amour est son thème de prédilection, et plus généralement tout état d'âme favorisant l'épanchement mélodramatique. C'est la pensée des amants parfaits des films à l'eau de rose, des chevaliers blancs et des poètes très maudits.

5 - La pensée "définition" légifère de l'état du monde avec un aplomb de faiseur de miracles. Elle mobilise deux notions de sens proche, et se charge d'en démêler les nuances. Voici l'exemple donné par Lemaître : "Soit : orgueuil, vanité, amour-propre, fatuité. On écrit bravement : "L'orgueil est viril, la vanité est féminine, l'amour-propre est humain". Ou bien encore : "La fatuité est la vanité de l'homme dans ses rapports avec la femme""Il y a un moindre abîme entre la modestie et l'orgueil qu'entre l'orgueil et la vanité, etc...". 
Exemple : "Il y a un moindre abîme entre le flan et la tarte tatin qu'entre la tarte tatin et la mousse au chocolat."

6 - La pensée "pittoresque", créée une image donnant corps au concept évoqué. Sa genèse fonctionne par "bonds" successifs : ""Notre imagination dépasse ordinairement ce que nous apporte la réalité", voilà certes une pensée qui n'a rien de rare. Et bien, travaillons là-dessus. Nous nous rappelons que l'imagination est "la folle du logis"; c'est une première indication. Creusons ce mot "logis" et nous ne tarderons pas à écrire : "L'imagination est une maîtresse d'auberge qui a toujours plus de chambres que de clients."  Souvent, elle n'est comprise que de celui qui la formule.

7 - Enfin, la pensée "à la Royer-Collard". Synonyme de "tautologie", "platitude" et "truisme". Elle donne : "Le feu brûle" ou encore "l'eau mouille". Escroquerie intellectuelle à assumer avec une aura de statue grecque.

Pour conclure, les “pensées et maximes” sont un genre épuisé et un genre futile

, proclame Lemaître. 

Voilà qui est dit. 

Le déclin du courage, Alexandre Soljenitsyne

Exilé aux Etats-Unis, Soljenitsyne s’exprime à Harvard, en 1978, au temps d'une Guerre froide languissante. Son allocution est consignée dans un petit livre, Le déclin du courage. Il y épand son écoeurement du socialisme soviétique comme du capitalisme américain, les deux faces proéminentes de l’époque, alternatives qui ne suffisent pas.  

Non, je ne peux pas recommander votre société comme idéal pour transformation de la nôtre. (…) Nous avions placé trop d’espoirs dans les transformations politico-sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. À l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l’Ouest la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient atteints d’une maladie analogue.

Crédits : Sipa

Capitalisme et socialisme procèdent du même avilissement de l’âme humaine, la dissolution de la vie dans les moyens de l’existence, et la mesquinerie afférente. Incapables d’ampleur, les hommes ne se contiennent que par le droit, unique garde-fou contre la guerre de tous contre tous, avec le seul espoir de perpétuer leur confort, assurer le bon approvisionnement en chipolatas du barbecue  dominical.  

L’autolimitation librement consentie est une chose qu’on ne voit presque jamais : tout le monde pratique l’auto-expansion, jusqu’à ce que les cadres juridiques commencent à émettre de petits craquements

Rien de grand, nulle métaphysique dans la civilisation suiviste, l’ordre du moindre mal, invertébré, ne sachant que faire face aux menaces, amputé de son courage, par la crainte de la douleur.

Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette Terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuses dépenses des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés. Inéluctablement, nous sommes amenés à revoir l’échelle des valeurs qui sont répandues parmi les hommes et à nous étonner de tout ce que celle-ci comporte aujourd’hui d’erroné

Ce règne de l’angoisse et de la lâcheté en réseaux est dominé par un assistanat technocratique, bien-pensant, paternaliste et gnangnan qui hait l’altitude, l’original, l’unique. Un instrument de domination assumé, une servitude volontaire, qui s'infuse dans tout le corps social.  

Crédits : Effigie/Leemage

Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel mais ce ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations théoriques qu’ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la politique d’un Etat sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu’on se place. Flétrissement de la civilisation, qui affecte tous les régimes politiques. Il s’agit de permettre à l’homme de concevoir la possibilité de s’élever.

Le courage, en tant que posture, déserte le corps social. Il n’est qu’affaire de réaction individuelle, spontanée, ponctuelle, souvent récupéré par les plus opportunistes. Que faire, sinon attendre la fin de la nuit, l'agiter de temps à autre, quand la force ne manque pas, en s’efforçant de la traverser sans trébucher, sans que l’on vous fasse trébucher ?

Le Royaume de ce monde, Alejo Carpentier

« Dans le royaume des cieux il n'y a pas de grandeur à conquérir, car tout y est hiérarchie établie, existence sans terme, impossibilité de sacrifice, repos, délices. Voilà pourquoi, écrasé par la douleur et les tâches, beau dans sa misère, capable d'amour au milieu des malheurs, l'homme ne peut trouver sa grandeur, sa plus haute mesure que dans le Royaume de ce Monde. »

Le Royaume de ce monde est un court roman, qui tient de l’efficacité du conte et de la nouvelle. C’est l’histoire inlassable et cyclique de Saint-Domingue, où les esclaves deviennent tyrans, sans pouvoir se libérer d’eux-mêmes. La violence des maîtres, marchands de noirs, chair à sucre, souille ces terres d’un malheur originel. Quand on naît de la barbarie, les chaînes sont dans votre âme, il faut les jeter sur d'autres pour croire s’en libérer.

Henri Christophe, le roi noir, tuera son pays à la construction de son palais de Sans-Souci, puis les marrons ravageront Haïti, éventreront les maîtres, eux-mêmes anciens esclaves. Au-delà des terres massacrées d’Haïti, de son peuple accablé de guerre et de viols, l’histoire est celle des âmes, de Ti Noël ou du nègre Mackandal, qui prend la forme d’une chauve-souris, des étalons, et assassine ses maîtres avec du jus de fleurs.

La liberté, c’est la force, ou la magie. Car les hommes et leur misère ne sont pas seuls ; les croyances des esclaves arrachés d’Afrique peuplent la forêt, les champs et les cours d’eau de monstres, charmes et déités. Nouvelle mythologie. Le livre de Carpentier fait la preuve que l’expression « roman d’aventures » est un pléonasme. Chaque livre est l'exploration, de contrées inconnues, qu'il s'agisse d'une planète lointaine, ou de l'âme d'une concierge.

Rose, côte de granit

Dans ce décor où, en fin de semaine, les vieux beaux s’esbaudissent, à coups de course à pied, thalassothérapie, restaurants, et pilotage de 4x4, il faudrait imaginer un monde disparu, où chaque activité se voulait vivrière, où l’on contemplait avec une fascination indifférente et blessée l’amoncellement de pierres roses, cascade de muscles, polis d'un filtre verdâtre.

La lande roule des odeurs de figuiers, sûrement celle des ajoncs, soulignés d’un liseré roux, à leur base, comme greffés dans une manipulation violente, aujourd’hui cicatrisée. Elle forme un tapis dru, de mousse piquante et abrasive, laissant le pied en suspension, treillage assez dense pour porter un homme au-dessus du sol.

Pays d’anciens pauvres, comme la Corse, de paysans et de pêcheurs, superstitieux, analphabètes, où l’on jouait encore les mystères médiévaux au début du XXe siècle ; lieu de souffrance devenu lieu de plaisance et de villégiature, qui mérite bien mieux que le folklore du pauvre dont on le surcharge, avec ces figurines  "Heroic Fantasy" et "New Age" sorties des usines chinoises, elfes, fées, lutins, au physique de meurtriers ou de langoureuses érotiques.

Comprendre ce que les peintres recherchaient dans cette composition naturelle, du sable ocre, renvoyant une lueur rentrée, baignant les formations pierreuses d’une lueur noire, formant une dépression entre la mer et l’horizon.

Avant d’arriver à la mer, on surprend le gouffre bleu, une dentelle qui va et vient, rebondit sur le rivage, roulant puis se déroulant, dans une brouille d’écume, sur les fonds tachetés d’azur aux nuances diverses de profondeur et de clarté.

Les baies forment des cimetières immergés ; les ouvrages décapités subsistent à l’état de moignons sucés par la mer. Les rochers sont des géants qui se couchent, imitant le premier d’entre eux, avachi là, à l’issue d’infinies traversées, sur des continents déserts, espérant la lustration du soleil, échapper à la houle, dans des bras grumeleux, embrassant des digues naturelles vernies d’algues.

Cela pourrait être le soir ou le matin, le signe que l'on se déshabitue du monde. Mer opalescente et visqueuse comme la glace qui fond.  Plus on s'avance plus s’éloignent les nuages qui gisent dans l'estran.

Ecrits corsaires, Pier Paolo Pasolini

Pasolini attaque partout, avec l’intransigeance de l’intellectuel, la clairvoyance de l’inactuel.

Une droiture que l’on ne pardonnait pas, dans l’Italie des années de plomb. Pasolini fut déchiqueté sur une plage d’Ostie.

Il se dit communiste, mais Pasolini est autre chose, et il est encore autre chose qu’autre chose, où se trouvent le confort, la lâcheté.  L’Italie est un grand et vieux pays, arrivé très jeune et immature dans la société de consommation. En quelques années, la vieille Italie de la souffrance et de la dignité s’est convertie en bazar, en parodie.

Le bombardement idéologique télévisé n’est pas explicite : il est tout entier dans les choses, tout indirect. Mais jamais un “modèle de vie” n’a vu sa propagande faite avec autant d’efficacité qu’à travers la télévision. Le type d’homme ou de femme qui compte, qui est moderne, qu’il faut imiter et réaliser, n’est pas décrit ou analysé : il est représenté !

Parfois verbeux, toujours déchaîné, honnête, Pasolini évoque l’indifférentisme de la société de masse, qui lisse les points de vue, les rêves et les aspirations. Plus rien de grand, d’inactuel, sinon le vécu, le présent, la satisfaction immédiate, le jeu, et le cynisme de ceux qui encouragent l’aveuglement. Rien de plus sérieux que l’accumulation, la parade.  

Il ne faut jamais, en aucun cas, craindre l’immaturité des électeurs : cela est brutalement paternaliste ; c’est le même raisonnement que font les censeurs et les magistrats quand ils considèrent que le public n’est pas “mûr” pour voir certaines oeuvres.

La société de la liberté a besoin d’adultes, d’esprits constitués, capables de prendre du recul, et d’avoir du courage ; à défaut, les manipulateurs se chargeront de constituer les hommes, à leur guise.  Ce que nous voyons aujourd’hui au sein du parti de la haine, de la bêtise, de l’inculture et de l’immédiateté : les fanatiques et les idiots cruels, religieux comme politiques. 

Que peut (encore) la littérature ?

Puisqu'il a bien fallu tâcher de donner une réponse à cette question, voici la mienne, affichée lors du festival du premier roman de Laval.