Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

Rêves arctiques, Barry Lopez

Dernière page.

J'ai lu le livre de Barry Lopez dans l'édition d'Albin Michel, éditée en 1987. Gallmeister l'a réédité en 2014. Si la traduction est dans le veine des autres ouvrages de la maison, le rendu doit être de très bonne facture.

Venise n'est pas une parodie_ 2/2

Venise ne parle pas italien. C’est une langue mâchée, en zézaiements, chuintements, entrecoupés de rires. Le Vénitien est cauteleux, ricanant, tenu dans l’enflure mélodique d’une bonne blague s’apprêtant à claquer, un amusement aux dépends d’un ladre trop simple. Tous les génies sont simplets auprès d’un Vénitien à Venise, connaissant par cœur sa ville, marchant tête baissé dans ses venelles, ce labyrinthe tatoué dans l’âme, où ils se jettent avec l’empressement de vivre. Pas de bus, des gondoles hors de prix, Venise est piétonne, et assimile vite le marcheur.

J’attendais une vieille ville de grognasses à permanentes, sentant la violette, labourée par les hordes de touristes à casquettes laides, vieux beaux, et femmes à tête de chat, massacrées par la chirurgie esthétique. Faunes de la Mostra, du Carnaval et de la Biennale coalisées. Non, Venise n’est pas seulement une bonbonnière pour riches n’allant nulle part, se pavanant lors des festivals, pour bas bleus et hordes de touristes déambulant par meutes, zombies se repaissant de photos. Venezialand existe pourtant, autour de Saint Marc, du Rialto ou sur la route menant à l’Academia.

Venise enkyste les fantasmes. Les Américains sont victimes du syndrome Hemingway, qui vous fait remuer une œuvre fantastique que vous n’écrirez jamais, avec une défiance hautaine pour ce qui vous entoure, en espérant que la beuverie du soir donne de l’inspiration. Les Français préfèrent l’uniforme d’artiste, facile à porter : béret, besace en cuir, et l’air absorbé d’un saint ermite en extase, parlant fort, toisant les compatriotes avec irritation. Mais les plus savoureux restent les amoureux, les pieds brisés par les mocassins vernis, le soir, affolés par une marche sans fin dans Venise, en talons hauts et robes à lamés.

Ils se trompent, je crois, en arrachant à Venise des fantasmes et des parodies qui n’ont pas lieu d’être et qui refusent l’épaisseur de cette ville qui fut un empire. Une cité encore populeuse, railleuse, superbe. Il faut n’en rien exiger, accepter de se perdre, notamment près de l’Arsenal, autour de la Viale Garibaldi, où les familles se croisent et se mêlent, le soir, les jardins publics commandités par Napoléon Bonaparte, le campo Bandiera e Moro, où les gamins jouent au foot, dessinent par terre et se chamaillent, entre l’église San Giovanni in Bragora où Vivaldi fut baptisé, une colonne dédiée aux frères Bandiera et leur compagnon Moro, patriotes italiens, fusillés par les Autrichiens en 1844, et la rue des morts, où l’on assassinait dans le noir, du temps des doges. Il faut s’enfoncer dans Castello, Dorsoduro et Canareggio, où l’agitation se dissipe. Je logeais à Castello, où Vivaldi est né, a vécu une grande partie de sa vie. Passant dans ses ruelles, au bord des canaux étroits, on imagine ses Quatre saisons jouée par une cité en pierre d’Istrie, marbre, calcédoine, décrépite et verdie, sans forêt, étang, prés ni cascade.

On découvre une Detroit médiévale, une ville industrielle d’autrefois, de briques rouges, aux espaces dépeuplés, loin de l’image rance de rêves déjà faits pour soi par des aristocrates et des grands bourgeois trempant des gâteaux secs dans de l’eau chaude, où Dante a pris un tableau de son Enfer, bouillant de poix, flambant de feux, projection de l’arsenal de Venise.

Ainsi de pont en pont, parlant d’autres choses
que s’abstient de chanter ma Comédie,
nous arrivions en haut de l’arche, quand
nous arrêta la vue d’un autre puits
de Male-Bauges, aux pleurs inutiles :
et je le vis étonnement obscur.
Comme, en hiver, chez les gens de Venise,
dans l’arsenal, la poix tenance bout
pour calfater les vaisseaux délabrés.
— L'Enfer, chant XXI, Dante

Venise n'est pas une parodie_1/2

Arrivé de nuit. Le vaporetto croise sur une eau visqueuse et trop infusée, dans un étroit chenal, sans ville au large.  La petite embarcation, presque vide, longe San Michele, l’île des morts, jusqu’à Murano, entre des bornes à trois bras, saillant des eaux, comme des insectes géants, noyés tête la première, pattes au ciel. Il casse le sillage des navires croisés, dans de brusques et courts soubresauts, donnant l’impression de dérapages. C’est long. Il contourne un grand môle, hérissé d’arbres, de grues et de murs en briques, annoncé par un parc. Venise, sa bouche, des quais éclairés par de souffreteux candélabres, halos cernés par l’air épais. Le campanile de Saint-Marc se dresse à droite, la pointe de la douane s’avance à gauche, surmontée du dôme de la basilique di Santa Maria della Salute, où sommeille le tableau du Tintoret, Les noces de Cana, en pleine restauration.

Venise est un palais d'un tenant, qui sent la boue, comme une ville sous-marine montée au jour. Soclée dans la vase et le limon, elle se prétend féminine, demi-mondaine lestée de cailloux et marbrures. Elle se polit de la finesse des esprits mercantiles devenus fins au long des âges. La nuit mauve de l'Adriatique tout proche cerne ses rues et ses embarcadères d'une lueur mousseuse, dense autour de ses lumières. On file dans l’ombre glauque de ses corridors, entre les magasins et les restaurants fermant tôt, claquemurés sous peu, dont s’extraient les couples, jouant l’amour comme leur enseignent les chansons de variété.

La place Saint Marc fait un épais bloc de vide, tendu de guirlandes de lueurs alignées. Elle forme un L cassé, conçu en deux ordres contradictoires, l’un menant à la lagune, l’autre, plus long, plongeant dans la ville.

Les marins n’aiment pas Venise, bijou encrassé, envasé dans les eaux trop profondes, grasses peut-être trop resté dans les plissures des bancs de sable et de quais verdis. Venise sent l’étal peu frais, plus gluante que l’humidité insidieuse des ports, sans le vent nerveux qui purge les stagnations.  

De l’art de rue avant l’heure, dans les églises ouvertes à tous, dans les écoles, les palais, tendus de Véronèse, Bellini, Carpaccio, Giorgione, du Titien et du Tintoret. Au musée Correr, devant une tête de satyre, j’ai le sentiment de mieux saisir pourquoi, des siècles durant, des artistes se figuraient créer du neuf et du beau en projetant une perfection utopique, par les canaux d’une harmonie chiffrée, conjurée en courbes de beauté. J’y ai vu aussi l’adolescent à l’épine, cher au vieil écrivain de Mann, dans La Mort à Venise.

Les ciseaux n’avaient jamais touché sa splendide chevelure dont les boucles, comme celles du tireur d’épine, coulaient sur le front, les oreilles et plus bas encore sur la nuque.
— La mort à Venise, Thomas Mann

Occidentale, byzantine, fidèle, incroyante, impie, Venise est une monstruosité, comme toutes les constructions uniques, extraordinaires, à l’image de son peuple, syncrétisme d’indifférence morale, de mercantilisme absolu, d’utilitarisme assumé, de passion effrénée du juridique, de la patrie, contre l’Empire ottoman, Rome, la France, l’Espagne, Milan, Gênes, Florence, et pour l’art, peinture, sculpture, architecture, musique, et poésie. Passion de l’esprit, du temps où l’on expliquait Euclide dans les églises étouffés de dorures et de marbre. Gueux et patriciens se massaient dans les hospices, écouter les enfants abandonnés interpréter les compositions de maîtres de violon comme Vivaldi, au Pio Ospedale della Pietà, ou bien aux Incurables, aux Mendiants.

Si je devais chercher un mot pour remplacer « musique », je ne pourrais penser qu’à Venise.
— Nietzche

Une des plus grandes villes de monde, la plus grande peut-être, l’une des plus brillantes, avec ses 175 000 habitants, au XVIème siècle, et une richesse d’or, de sequins, de ducats, de poivre, d’ambre, de musc, de fourrure, de cuir repoussé, où l’on s’amusait aux exécutions capitales, entre les colonnes du palais des Doges, gothique et fleuri, où l’on se tuait à coup de poings et de cannes sur les ponts, entre habitants des sestiere de Canareggio et de Dorsoduro.

C’était une vaste ville, un puissant empire, en état de siège permanent traitant pour sa survie, avec tous les tyrans, toutes les morales et tous les Dieux. Venise déployait l’artifice, l’inexistant magnifié, inerte tourné en métaphysique, et cela au nom des superbes, des réputations, appliquées aux familles, aux confréries, à la République. Comme une échappée, déversement de frustration en réponse à la défiance du culte de la personnalité, et des velléités dynastiques. Pour les Vénitiens, pas de plus grand péché que l’espoir de faire souche, l’avidité d’éternel. Un doge souhaitant voir son fils puis son petit-fils prendre les rênes de la Sérénissime méritait la mort. 

La plus limpide région, Carlos Fuentes

Quand on ne croit plus, que ce qui vous tenait à coeur apparaît d'une saleté fade et creuse, les grands livres portent. Celui de Fuentes, la boue de la plus grande ville du monde, richesses fallacieuses, espoirs futiles des pauvres, vies bouillantes, sur le radeau puant de l'ancienne Tenochtitlan, bâtie sur les marais, glauques et fertiles, la graissant de brumes aquatiques, de nuits énormes, sexuelles, tristes et clinquantes. Elle sent la friture, la graisse, l'essence, la crasse, l'amour, et le mouvement baroque d'une langue sans limite, portant la pensée du monde, brûlant, agissant les hommes. Un grand livre est une multiplication, l'ouverture de possibles avant la mort. La plus limpide région est de ceux-là.

Maîtres de la nuit, parce qu’en elle nous rêvons; maîtres de la vie, parce que nous savons qu’il n’y a qu’un long échec qui s’accomplit dans sa préparation et sa consommation totale; coeur de corolles, tu t’es ouvert; toi seul n’as pas besoin de parler : tout hormis la voix nous parle. Tu n’as pas de mémoire parce que tout vit en même temps; tes enfantements sont aussi longs que le soleil, aussi brefs que les grappes d’une horloge fruitière : tu as appris à naître chaque jour, pour te rendre compte de ta mort nocturne : comment comprendrais-tu une chose sans l’autre ?

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Voyant un homme lire dans la même pièce qu’elle, sans montrer quelque attrait que ce soit, elle conçut que l’on pût, en sa présence, prendre intérêt à autre chose qu’à sa personne.

Elle sortit.

Elle vit les boutiques, le luxe dont elle avait eu envie, longtemps. Elle aima le calme villageois des avenues aux noms d’altesses, les bavardages babéliens de touristes étourdis, déshabitués de sa ville toujours neuve. Venant d’au-delà des mers, ils partageaient son émerveillement pour ces vitrines exposant des assemblages de cuir, métal et tissu. Elle eut envie de ce luxe rêvé faisant croire qu’aucun de ces objets n’est interchangeable. Elle jalousa l’amusement des enfants qui dansaient sur les dallages noirs et bleus d’une galerie adjacente, s’enfonçant loin dans des reflets de lumière chaude et de marbre mouillé. Une musique s’échappait de cette galerie, et elle se trouva profondément touchée de ce plaisir impromptu. Les hommes grands et habillés de soie, de laine, parlaient à leur portable, lui soutirèrent un sourire. Elle appréciait la facilité, ne goûtait pas l’esprit de sérieux. L’humour était une désinvolture plaisante, une joie tranquille ne nécessitant pas de montrer les dents. 

Sa vie était la chose la plus sérieuse du monde, elle aimait s’en moquer. Rien ne devait paraître que le doux effort d’exister. L’élégance du costume trois pièces lui était par trop compassée. C’était une femme libre, prisonnière de l’admiration que le monde lui concédait. Cela la rendait boudeuse, tracassière, en petite fille gâtée par son goût, et l’extraction.

La promenade devenait longue, la foule lassante, une mer molle. Les hommes la regardaient sans envie, délicats ou non. Elle en tirait un bonheur fatigué de Reine mère, une joie aigre d’héritière impatiente, une chaleur sure qui baisait son âme, écartait ses nerfs, touchait la moelle des os.

Les sentiments sans nom l’amusaient, les jugeant insolubles. Ils tenaient une grande proportion dans les rares énigmes jalonnant sa vie d’un peu d’intérêt : « attrait repoussant », « désintérêt fasciné », « chaleur glaciale » avaient ses faveurs. Un jour, ces mouvements de l’âme susciteraient des mots nouveaux, l’adjectif serait superflu, se dit-elle.

Elle trouvait le parti d’en sourire indéfiniment. Elle était précurseur, embrassant d’un soupir le continent inconnu de l’âme humaine, cette étendue solaire, paisible et meuble, où s’installent les exigences, les machinations et les mirages d’un bonheur toujours à atteindre.   

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Elle aurait voulu être artiste mais savait que seul l’argent permet de vivre tranquillement. Pas d’impayés, de souci avec le propriétaire, de mensualités de crédits. Alors elle travaillait, plutôt bien. Ses bilans périodiques étaient satisfaisants.

Et puis elle se dépassionnait vite. Le fabricant d’art devait avoir le don d’une inspiration constante, comme l’eau d’une fontaine. Elle s’en sentait incapable.

Elle savait également que la plupart des aspirants à la caste des artistes n’étaient qu'imposteurs capricieux, et ratés. Elles les avaient fréquentés et en avait pris un dégoût des inspirés, des foireux élans d’âmes égocentriques. On ne l’y prenait plus. Cela dit, de même que les fidèles abandonnent Dieu par dégoût des hommes d’Eglise, elle aurait aimé que ces fréquentations la lasse des livres et de ces choses ne servant pas. Mais elle n’était pas encore assez armée, prenait mal les décisions. Disant cela, elle savait ne pouvoir se détourner des chemins non pris, routes oubliées.

Elle peuplait son quotidien d’une magie résignée. Le jeu n’en valait pas la peine, mais elle ne s’en écoeurait pas. Dorénavant, elle se levait chaque matin pour trouver une place assise dans le métro, regardait les gens avec un rictus donnant à comprendre qu’elle était initiée à des mystères inconnus du commun des mortels, et comptait le leur montrer. Elle n’était pas des leurs, les voyant par au-dessus. Elle vivait pour être le précurseur qui traverse au feu rouge, avant la foule. C’était tout un chapelet de sages folies l’attelant à l’existence. Ayant fait son deuil du bonheur, qu’elle mettait au supplice en exigence de neurasthénique trop gâtée, son nouveau luxe était ses rires pincés, préludes à la colère éclatant à l’abri de la foule. Son apaisement était un sommeil nerveux, peuplé de rêves innombrables dont elle ne se souvenait pas.  

Aix en Provence ou le prestige utile

Une ville où l’on entend souvent parler d’argent. A défaut, on le montre, avec cette élégance vieillie des bourgeoisies enracinées ou cette hauteur des jeunes gens arrivés grâce aux parents.

Raide, Aix pourrait se montrer indolente, dans ses rues italiennes, aux murs de pierre jaunes ouvragés par les pluies, sculptés au nom du prestige, de coquillages, grimaces de Pan, Hercule cariatides, soutenant les façades d’hôtels particuliers transformés en bureaux et en fondations, fermés par de monumentales portes en bois couleur de sang mûr.

Aix fait semblant de partager avec les villes d’art le penchant de l’inutilité. Le prestige est cette tare sublime unissant le bourgeois et l’artiste. L’ostentation du XVIIIe siècle a vécu ; elle est désormais ornement superflue, la beauté décatie de ce jour.

La beauté d’une ville est le produit du hasard, ou de la rencontre d’une infinité de déterminismes. Pour Aix, cela a bien tourné. Mais au nom de quel mystère de raffinement ou de snobisme n'a-t-on pas rasé les fontaines sans raison d’être, les balcons phalliques, ni abattu les bâtisses mordorées d’une teinte d’automne caniculaire, pour bâtir des demeures plus modernes, plus confortables, à l’époque où les services de conservation ne sévissaient pas ?

Les vertes collines d'Afrique, Hemingway

Ce roman est un récit de chasse, et fort heureusement bien plus que cela. 

Hemingway est fasciné par la virilité, sa virilité : l’affirmation de sa force sur la nature. Il se persuade d’être homme en tuant des animaux. C’est un bon tireur. Il force l’admiration des guides qui le mènent dans la savane, la forêt et sur les vertes collines d’Afrique. Pour lui, la chasse est un brusque éveil dans le long rêve des paysages de sable, de terre molle, d’eau boueuse et de forêt suffocante, qui se déroulent comme autant de pays.

Ce roman, c’est l’émerveillement de l’homme mis au sein d’un monde qui l’englue, et sa tentative pour s’en détacher, se persuader qu’il est distinct de cette compilation organique de choses, de réflexes et d’instincts. Le voyage d’Hemingway, c’est la tentative avortée du dépaysement, la mort du sentiment d’unicité, du grand tout.

Sur la vaste terre où l’on vient jouer à l’aventurier en massacrant, Hemingway rêverait de se dresser à la hauteur de son personnage. 

Mon cartable connecté

Un petit texte pour une belle initiative en faveur des enfants hospitalisés, Mon cartable connecté

Mon cartable était un parpaing, où je casais tous les livres de la journée. C’étaient les grands débuts du collège, et le savoir pesait un peu trop... Plus j’ai grandi, et plus il s’est allégé. Moche, carré, il s’est effilé, devenu plus maniable, moins sujet de honte, presque. J’ai pu y mettre ce que j’aimais, des livres, les miens, ceux que j’aimais vraiment. Quand je l’ouvrais, il exhalait cette odeur chaude de la mine de crayon et de la poussière, restes de goûter, qui imprégnait le tissu, le fonçait. Il y avait aussi le parfum du papier, de tous les grains et les textures, grossier comme de la peau de lézard, épaisse et douce comme du métal taillé en feuille.

Aujourd’hui, après chaque balade, chaque voyage, j’ai l’impression d’ouvrir mon cartable à chaque fois que j’ouvre un sac. Il s’en dégage la même chaleur un peu moite, de plastique enduit et chaud, où macèrent l’encre, les crayons et les stylos. Celle du travail et de tous les possibles, la vague réminiscence des premiers instants écoliers, où j’ai compris que l’on pouvait créer des mondes entiers avec du papier et un stylo.
— moncartableconnecte.fr

Brexit : j'aurais voulu être triste et surpris

Pour être franc, je ne saisis pas encore l’ensemble des tenants et aboutissants de ce scrutin, même si j’ai lu beaucoup d’articles sur le web et ailleurs (un peu trop vite, comme tout le monde). Mais je sais deux choses : que le rêve européen ne finit pas de dépérir, et que mes amis espagnols qui vivent en Grande-Bretagne ont peur, à la perspective d’un Royaume-Uni sous visa et permis de travail.

L’UE ne fait  pas rêver. Sa structure économique fonctionne, et c’est à peu près son seul succès. Cela ne suffit pas, surtout si on y additionne une croissance peu florissante, l’agrandissement des inégalités sociales, l’effondrement des pensions, les hésitations régaliennes et militaires de l'UE ou de ses principaux membres, son incapacité à s'exprimer d'une voix, et j’en passe.

On dépeint la croissance, même modérée, comme une sorte de cercle vertueux, dont les fruits seront pour tous. Voilà longtemps que nous avons compris qu’il n’en était rien. La violence et le désespoir qui frappent notre continent l'illustrent trop bien. Déjà au début des années 1990, près de chez moi, fleurissaient les graffitis annonçant « Ca va péter ». Et c'était avant les fermetures d'usines ou de chantiers navals.

Depuis, la situation a continué de se dégrader. Un glissement que rien ni aucune volonté n’enraye. Parce que l’UE est un circuit, impalpable, gérés par des gens d’accord entre eux, et satisfaits de l’être, qui président aux affaires d’une manière qui se voudrait neutre - à l’image des hommes et femmes politiques actuels. Et la neutralité revient à gouverner dans le sens des plus forts, des mieux armés. En témoignent, entre autres, le sort réservé aux lanceurs d’alerte, ou de récentes tergiversations pour le moins curieuses, notamment en termes de santé publique. Les idéaux fondateurs d’unité, de paix, de justice, et de concorde n’ont pas été reniés, mais ils ont disparu sous les affaires courantes, la comptabilité. Et cela tue l’UE.

A l’image de cette époque, l’UE a évacué la culture, le fabuleux patrimoine du continent, qu’elle se contente de perfuser à coups de subventions et de fêtes, quand ses artisans peinent à vivre.  Elle a chassé l’enrichissement de soi, l’éducation, au profit de dispositions et de machines ternes, mal comprises, qui régulent et dérégulent de façon lointaine, désincarnée, sous la pression des lobbies.

Plus généralement, l’UE symbolise la faillite actuelle du politique et de la démocratie du XXIème siècle. Un seul exemple : le Président de la Comission européenne mène la politique touchant la vie de centaines de millions d’Européens, sans être élu directement par eux.

En 2005, déjà, d’aucuns prétendaient que le NON au traité européen amènerait l’UE à se remettre en cause, se recentrer vers plus de justice économique et sociale. La machine a prouvé son inertie.  

Ce que l'écrasante majorité des populations réclame, je crois, ce ne sont pas les vieilles lunes des révolutions ou la bêtise des populismes, c’est un capitalisme en ordre de marche, qui soit à l’abri d'intérêts ou de groupes particuliers, et assure une juste rétribution aux personnes qui travaillent, comme à celles qui ont travaillé ou qui ne peuvent plus le faire. Non pas l’égalité, mais la justice. L’UE  manque à cet appel.

Le Brexit fera du mal, aux Britanniques comme aux étrangers qui vivent au Royaume-Uni. Je pense à mes amis espagnols, qui travaillent à Londres, à la perspective de l’obtention d’un permis de travail, d’un éventuel ralentissement économique, d’une baisse du niveau de vie, de la montée d’une incertitude systémique et du populisme (car cette bestiole est insatiable, le Brexit ne lui suffira pas). La transition sera difficile, et pénible. J’espère que les Britanniques sauront ménager une voie moyenne, qui ne compromette pas le bien général.  

La décision est pénible, mais il ne faut pas oublier qu’elle émane du vote, de la souveraineté populaire, une notion que même certains amoureux transis de la démocratie peinent à comprendre quand elle va à l’encontre de leur analyse.

Et pour répondre au message d’un ami, envoyé tôt ce matin : à mon sens, le rêve européen n’est pas encore mort. Enfin, je crois. 

France-Allemagne (des écrivains)

Le premier match de l'équipe de France des écrivains s'est déroulé le 5 juin dernier, à Colombes, contre l'équipe des écrivains et auteur allemands. On a joué, et perdu, de peu : 2 à 1. L'événement était organisé par la Fédération allemande de football, le Goethe Institut de Paris et l'Association des Ecrivains Sportifs. Sans oublier le débat auquel il a donné lieu. Le match retour se tiendra l'année prochaine, en Allemagne, à l'occasion de la Foire internationale du livre de Francfort, où la France est invitée d'honneur. 

Ce fut l'occasion de belles rencontres, de beaucoup courir (en défense centrale, notamment, où j'ai joué), et de faire, une fois encore, la preuve de l'implacable réalisme allemand... En 2017, ce sera à nous de faire mentir Gary Lineker.  

© Goethe-Institut/Philippe Lelluch

© Goethe-Institut/Philippe Lelluch

Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon et, à la fin, les Allemands gagnent toujours.
— Gary Lineker

L'accent parisien

L’accent parisien est un acquiescement qui se cherche ; une quête sophistiquée qui veut taire sa peine. Ce n’est plus le faubourien, traînard et gouailleur. Il lui arrive de se compliquer de variantes plus mélodieuses, plus aiguës et pincées. Dans sa déclinaison la plus extrême, il promet l’esprit. Il marque une pause dans les discours alambiqués, qui sentent la peine. Quelques icônes l’ont mis à l’honneur, avec cette délicatesse précieuse qui fait la beauté discrète, usée, des Parisiennes, ou des jeunes provinciales qui aspirent à devenir de la capitale.

Dans cette ville où l’on peut se ruiner en se nourrissant de sandwichs, il s’agit de se distinguer. Tous les iconoclasmes sont bons, toutes les trouvailles, les mots d’esprit. Cet accent offre un vernis de profondeur, une trace de méditation.  

Ce n’est pas parce que les pigeons sont bagués qu’ils ne peuvent pas voler !
— Une femme à une amie, à propos d’un homme marié

Il est ce mélange de pudibonderie précieuse et d’exhibitionnisme contrôlé. Il se veut aussi pilier de ces codes non écrits, signant une appartenance, dont Balzac se fait l’exégète. L’adopter c’est être brillant, inspiré, lanceur de tendances, éclaireur de ploucs. Il pare, transforme les serins en paon.

Frankie Addams, Carson Mc Cullers

L’été de nos douze ans, c’était l’éternité. Cet été si vert qu’on en devenait fou.

Dans la cuisine moite d’un patelin de Géorgie, où cela sent la sueur, le sucre et le beurre des pâtisseries au goût de sable, Frankie, son petit cousin John Henry, et Bérénice, la vieille bonne noire, refont le monde. 

John Henry n’espère rien encore. Sa vie est un émerveillement continu, confondu avec le présent. Bérénice n’espère plus. Pour Frankie, l’héroïne, le rêve d’immortalité prend fin.  

A huis clos, ils sont tous les trois prisonniers à perpétuité de l’éternité estivale.  

Le mois d’août, immobile, au-dessus des âges, et lymphatique, s’écoule comme une eau grasse, même en 1945.

Frankie Addams est une grande chose au corps de femme. Elle parvient à cet âge où le temps fait son apparition. Une enfant qui n’appartient à aucun club, et qui écrit des pièces de théâtre. Elle préfèrerait ne rien écrire, jouer aux cartes, sortir le samedi soir au Blue Moon, avec les soldats qui voyagent pour se battre, et appartenir à tous les clubs imaginables.  Son nom n’est pas Frankie. C’est Jasmine, celle qui donne envie d’amour aux soldats qui voyagent. Son rêve, c’est se rendre au mariage de son frère. Cela sera un fiasco, la chute trop commune de la maturité, où le fantasme verse dans le réel : la rencontre stupéfaite avec l’échec et la perversion.

Ce roman n’est que cela : l’expression de ce vertige adolescent dont on ne sort jamais tout à fait. Un mélange de rébellion gratuite, de défiance et de fascination apeurée pour l’amour des autres, les voyages, la liberté, et le confort.

Ce mois d’août est celui des temps édéniques, où toute l‘humanité était vivante, quand on se sait immortel. C’est l’humanité du début de l’existence, et qui s’effritera peu à peu, disparaissant au fil des âges, avec les êtres chers, ou tout simplement connus, croisés, et les fantômes de leur souvenir. 

Douze ans. C’est l’apprentissage de la mort, intempestive, insignifiante et tragique, comme son cousin John Henry, petite ombre contingente, d’une naïveté tenace, et vite emportée par la méningite. Une fausse note. La dernière. Celle qui donne le sens noir de la vie, mouillée de brèves épiphanies.  

Elle vit le cercueil, et alors elle sut. Il revint la visiter deux ou trois fois dans ses rêves, avec l’apparence d’un mannequin, et ses jambes de cire ne bougeaient avec raideur qu’aux jointures, et son visage de cire parcheminé était légèrement maquillé, et il avançait vers elle jusqu’à ce que la terreur l’empoigne aux épaules et la réveille.

Moravia s'ennuie

L'ennui est ce mur de verre qui sépare le monde -les choses, les hommes- de Dino, le héros, bourgeois et peintre désoeuvré, de L'ennui. Débarrassé du souci de subsistance par les manoeuvres d'une vieille mère, mondaine comme il faut et financière avisée, il rencontre Cécilia, une adolescente, modèle et amante d'un vieux peintre mort au lit avec elle. Muse, elle se veut allégorie de l'ennui pulpeux, blasée de tout, même du spectacle de son propre père abimé par le cancer.

Le livre fut écrit pour elle, en son nom de chef-d'oeuvre, degré zéro de la conscience de soi. Rapidement, Dino s'éprend de cette chair sans âme ni volition. Cécilia est un objet sexuel impossible à posséder, jouissant d'une liberté d'insecte, indifférente à son propre sort comme à celui des autres, naviguant instant après instant.

Elle se pose en reflet des pulsions des hommes qui la couvrent. Elle est une chose parfaite, éternellement séduisante. Dino attente à à ses jour dans l'espoir de remédier à son addiction pour elle, perversité qui minaude, miroir de l'égo des mâles, amoureuse qui jamais ne lasse.

Cette jeune fille forme un ennui qui dissout les scrupules, les faux-semblants de l'amour, la tendresse. Elle joue sa rébellion dans l'inconstance, la servitude, l'inconsistance des réponses puériles qu'elle fait à l'indignation de Dino. Elle instaure un questionnement infini du monde, le dissèque à l'aide de tautologies, de nullités qui sapent ses fondements.

Cécilia se veut de ces objets d'art moderne, dont la platitude s'emplit du discours que le spectateur, l'artiste ou le promoteur d'exposition prononcent à son sujet. Elle est un support, l'urinoir de Duchamp ou le monochrome de Kandinsky. 

Sa nullité convient à l'ultime degré de cynisme comme au premier seuil de l'abrutissement.

Pasaia, Pays Basque

Les abords d’une cité dortoir faufilée entre et sur des mornes, dressant des immeubles rouges noircis, sans attrait, laissent place à une petite ville neuve et laide. Entre les inscriptions demandant l’amnistie de membres de l’ETA, les passants marchent vite, sous le soleil. Le vent de la mer, que l’on devine toute proche, passe une tiédeur latente. 

Au loin, se voient les bateaux d’un port de commerce, et parviennent des odeurs de casse et de cambouis, venus d’un parc à ferraille et d’un parking qui bouchent la vue. 

On se demande ce que l’on fait là, puis on s’avance. Les maisons se ramassent, vieillissent. Mais rien ne fait regretter d’être ici. Surprise sombre et grotesque que l’on rejoint après une courte traversée en caboteur. Le village est pauvre, il sent l’odeur âcre et crayeuse de la fiente de pigeons, la lessive et la friture.

Les armoiries au fronton des vieux hôtels particuliers ont fondu, et sur la grand-place se jetant à l’eau, les maisons tiennent encore à l’aide de solives non dégrossies.

Il y a les vieux salons de coiffure, les bars sans façade, où se retrouvent les gens du quartier, pour parler fort, et les chats, les murs qui crient basque, et un musée Victor Hugo, passé par là.  

La ville se casse en deux, un fjord apparaît, menant à la mer. Un porte-conteneur disparaît à l’horizon, entre deux flancs encaissés. A se demander comment il trouve suffisamment de tirant d’eau pour ne pas s’échouer.

Chaque jour, le sillage des cargos secoue les barques amarrées le long de ce village basque patiné de suint et d'âge, aux allures de Frise et de Norvège

Vesaas dans son palais de glace

Vesaas était un fermier placide, peu loquace, comme les Latins se figurent les Scandinaves, au regard sympathique et pénétrant, laissant pressentir quelque chose de la force physique du travailleur de la forêt.  

Son livre est étonnant ; un long souffle sans état d’âme, juste la meule tenace de l’hiver, puis des saisons. La nature passe sur les hommes stoïques, gelés, saisis par la merveille des paysages quotidiens, l’ordinaire extraordinaire. Siss et Unn, les deux petites héroïnes, campent des personnages de fable déniaisés, déjà conscientes que l’enfance est un mauvais rêve, où  rien ne nous appartient.

Ce que je voulais, c’était raconter le jeu caché et secret qui se passe aux heures de la nuit, quand le jour nouveau point à peine et que tout devrait dormir dans la maison. Un jeu dont personne ne doit être témoin
— Vesaas, un an avant sa mort

C’est l’hiver. Le Telemark est figé dans les glaces. Le monde fait un rêve d’éternité et de silence. Les deux petites filles s’aiment. C’est l’amour-amitié de l’enfance, pour lequel il n’existe pas de nom. Elles se connaissent à peine. Seule l’intuition de la curiosité les a amenées l’une vers l’autre : Siss, la chef de meute qui entraîne avec elle les enfants de l’école, et Unn, l’orpheline taciturne. A l’embouchure de la rivière, la cascade a formé un palais de glace, un enchevêtrement de salles argentées, tour à tour luisante de gel, percluse de stalactites, polies comme un miroir. Unn se perdra dans ce palais des songes, pour y passer une nuit éternelle… jusqu’à la débâcle du printemps.

Vesaas tente de circonscrire le néant commun, primordial, et ensuqué, qui sous-tend la vie, le mystère labile des consciences animées et inanimées qui peuplent le silence. A la recherche de celui ou ceux à qui nous nous adressons lorsque nous nous taisons. 

Le dernier livre de Sebald

On pourrait employer des vies à s’expliquer la moindre seconde. Une bibliothèque entière n’épuise pas un millionième d’instant. Joyce et d’autres s’y sont essayés, en vain à mon sens, prouvant qu’il s’accomplit de grandes et belles choses sur la base de magnifiques défaites.

Dans Austerlitz, dernier ouvrage publié avant sa mort, Sebald forme le rêve d’épuiser le réel, forger la concrétion d’un sens à partir de sa réduction, comme les alchimistes vitrifiaient les métaux. Il travaille à partir de digressions, en quête de signes perdus dans l’histoire, la configuration oubliée de villes- Paris, Prague, Londres- ou la disposition de lieux d’une laideur utilitaire, logistique - la gare londonienne de Liverpool street, ou celle d'Anvers.  

Les mondes de Sebald ont la pénétrante réalité du songe, exprimant les révélations mystiques inscrites dans la langue figée des constructions humaines. Il épaissit le mystère du monde en cherchant à tarir l’étrangeté de vivre. La décortication mène au décryptage d’un vaste Tout, aux correspondances infinies et signifiantes, comme une fouille minutieuse de la métaphysique. Cela rappelle la quête des correspondances entre le monde du commun et celui d’au-delà le monde, à laquelle s’adonnent Baudelaire, Rimbaud, ou Mallarmé.  Porté par un style languide, d'une ample minutie, Austerlitz s'efforce d'organiser le chaos de son passé, éclaté avec la Seconde Guerre Mondiale. Il tente de déchiffrer le dessein d’un Dieu devenu Dieu malgré lui, se foutant des hommes, sécrétant des êtres perdus, errants à la poursuite de signes indiquant leur raison d’être. 

L'étrange filiation des coïncidences m'a rattrapé, à Londres, l’été dernier, comme je traversais Whitechapel, puis Bricklane et Shoreditch, avec ma femme et mon fils. En fin de journée, cherchant le métro le plus proche, nous avons obliqué dans une petite rue, sur notre droite, qui nous a menés à la gare de Liverpool street, que Sebald décrit dans Austerlitz… hasard, providence, ou destin. 

Les victimes du 13 novembre et leur famille méritent nos excuses

Les résultats du premier tour des élections régionales sont l'événement de trop.

Suite à l'horreur du 13 novembre, les hommages furent vibrants.

A défaut de réponses à nos questions, nous fûmes écrasés sous les innombrables analyses, très souvent d’une indigence confondante, une terrifiante nullité morale, et une incapacité générale à la compassion (ne se limitant pas aux fleurs, bougies et câlins gratuits).

Nous étions au bord de la guerre mondiale, paraît-il, puis les journaux télévisés ont recommencé à nous servir Miss France

Nous voilà rassurés. Le pays était retombé sur ses pieds.

Un nouveau signe, s’il en était besoin, de notre pauvreté d'âme, de notre peur du deuil, et de la tristesse. Et je n'évoque pas seulement le saccage du mémorial de la place de la République. Signe évident de notre amnésie. 

Le lendemain des attentats, alors que les corps se trouvaient encore empilés au Bataclan, d’aucuns se répandaient déjà en analyses géopolitiques, sur les soi-disants causes profondes de la tuerie. Comme si les abrutis à bombes et kalachnikovs avaient entendu quelque chose à la situation au Moyen-Orient ou en Afrique. On faisait partager son sentiment sur le monde arabe, le Moyen-Orient, la crainte de récupération politique, quand on ne s’improvisait pas théologiens. Sans compter la compassion "tartufesque" de grands groupes refusant de payer leurs impôts en France, les imbéciles complotistes, antisémites, anti-musulmans, et les charognards de l’autopromotion, toujours bien attentionnés.

Une énième confirmation que les intellectuels de jadis ont laissé place à une myriade d’intelligents, dont le but est de parler plus fort que leurs pareils. De là ce défilé de finasseries satisfaites et de snobismes morbides, sous-entendant que les morts parisiens ne valaient pas les milliers de victimes syriennes, palestiniennes, et nigérianes, tombées depuis des mois, des années. Fort à parier que si ces gens avaient été syriens, palestiniens, ou nigérians, ils auraient interdit à une mère ayant perdu son fils dans une attaque terroriste de se lamenter, car la situation était bien pire en France, ce vendredi 13-là.

J’eus honte pour eux, comme pour les empêtrés dans la polémique du drapeau tricolore. Dont beaucoup ignoraient que le bleu et le rouge référent à Paris, et le blanc au souvenir de l’ancien régime ; ils oubliaient également que des gens, bien loin de l’extrême-droite, avaient péri pour ses couleurs.

Ce fut la curée à la sottise. Et quand on se réveilla, éreintés de tant d’inepties, on se répandit sur les terroristes, afin de comprendre leur nullité, et de s’en repaître. Ce fut nier qu’il y avait peu à comprendre de ces idiots qui ignoraient tout ce qui n’était pas eux, le contentement de leurs appétits médiocres, drogue, miteuses sorties en boîte de nuit, fornication avec des ersatz de bimbos de téléréalité à l’âme d’assistante sociale, et trafics de bas-étage. Ils périrent comme des nullités en quête de célébrité, confits dans le fantasme puéril de toute-puissance infantile, et la frustration des lâches. Il s’agissait de criminels sans envergure, pareils à ces clochards collaborateurs qui envoyèrent les résistants au four pour une plaquette de chocolat, lors de la Seconde Guerre Mondiale.

On décida aussi de se payer les politiques. Il faut dire qu’ils le méritaient : leur attitude inepte à l’Assemblée, les dysfonctionnements ayant mené aux massacres du 13 novembre, et leur politique internationale d’un cynisme coupable. Il est bien connu que lorsque l’élite d’un pays n’a guère d’idées pour le redresser, elle ne sait se tourner que vers l’argent, même s’il s’agit de celui de régimes qui flagellent les blogueurs, réduisent les femmes à la minorité perpétuelle, et dont certains ressortissants ont, semble-t-il, financé le terrorisme

Le procès des politiques est à faire, mais je crois qu’il aurait fallu attendre que le sang coagule. Par respect, pour les victimes, leur famille, et notre propre peur.

D’autres ont lancé des injonctions à s’étourdir de nouveau, dans les bars, les salles de concert et les boîtes de nuit de la capitale. Comme si hurler et se soûler faisait office de combat et de résistance.

Suite à l’assaut de Saint-Denis et la révélation de la menace pesant sur la Défense, refit surface un fatalisme sidérant, déjà présent quelques semaines avant les attentats du 13 novembre, et tout autre que les analyses de professionnels qui connaissaient suffisamment la situation pour nous mettre en garde. Un fatalisme risible, inconsistant, faisant que certains en venaient à souhaiter que « cela arrive une nouvelle fois et que l’on n’en parle plus ».  Comme si ce défaitisme immature pouvait garantir de la mort, dissuader les assassins, et oblitérer les insuffisances de nos autorités, qui restituent des papiers d’identité à un voyou comptant se rendre en Syrie.  

J’écris, car je ne saurais me contenter de l’indigence intellectuelle et affective dont nous faisons preuve, oscillant entre exaltation et abattement, dignes des pires enfants rois, dans l'espoir que des égorgeurs aient pitié de nos craintes, et qu'un imposture politique comme le FN vole à notre secours. On lutte contre ces gens par l’intelligence, le courage d’avancer des idées étayées, universelles, inactuelles, sans crainte de prendre à parti l'impuissance criante de notre système éducatif, l'aveuglement des politiciens, nos illusions économiques et sociales, notre lâcheté, notre amour de la bêtise, les pratiques qui méprisent la femme, confinent à la lecture littérale des textes religieux, relaient des stupidités moyenâgeuses véhiculées par des prêcheurs de haine, et confortent dans un racisme doléant, dont les bornes sont la condescendance bien-pensante de gauche et l’exclusion autoritaire de droite (j’évoque des traditions politiques, non des partis).

A défaut de clairvoyance et de courage, nous avons fait preuve d’une insondable cruauté, ainsi que d’une terrible indigence humaine et intellectuelle. Une médiocrité égale, sans doute, à celle qui nous bouche les yeux sur la montée de la haine pour les valeurs de la France, en son propre sein, et à celle dont font commerce ceux qui fourguent simplismes sacrés, bouc-émissaires et bêtise intellectualisée à qui veut l'entendre. Avec un succès dont témoignent, entre autres, le nombre effarant de candidats au voyage en Syrie et le score du Front National en ce soir de premier tour des élections régionales.

Au nom de cela, les victimes et leur famille méritent les excuses de notre pays. 

L'impénétrable sourire de la dame au nez carré

Madame de Sévigné est de ces écrivains qu'il faut savoir faire semblant d'avoir pratiqués;  même lorsque l'on n'a jamais parcouru la moindre de ses lettres. Voilà le stade ultime de la consécration d'un littérateur : être objet de snobisme, et du délit d'ignorance. 
La Sévigné est copieusement consacrée.
L'oeuvre de génie se fonde sur ce que snobisme et suraffinement ignorent : le surgissement de l'émotion, à mûrir et ordonner, le talent exigeant contrainte et complexité pour s'exprimer pleinement. Les oeuvres de génie sont le fruit de la blessure d'une sensibilité violentée par le cours des choses. Les génies ont beau être géniaux, ils n'en sont pas moins sacs de chair et d'os, dotés d'une acuité face au monde supérieure à celle du commun des mortels. Déchirant leur coeur d'amour, de rage, de mélancolie, de langueur et de passion, cette exceptionnelle faculté d'être et de sentir fait leur gloire, et les damne à souffrir et s'émerveiller de ce que personne ne distingue.
Sans doute Madame de Sévigné aurait-elle écrit, quand bien même sa très chère fille ne l'eût pas quittée pour Grignan et la Provence, après avoir épousé en 1669 le seigneur de l'endroit, un barbon deux fois veuf. Mais aurait-elle écrit ainsi ? Aurait-elle fait oeuvre de postérité ? Rien n'est moins sûr. 
Le départ de sa fille est une terrible mortification pour Madame de Sévigné.  A sa progéniture exilée au pays du soleil, à plus de cent lieues de Paris, la maternelle expédie des missives qui la couronneront pour l'éternité, lui attirant les louanges d’obscurs littérateurs, comme Voltaire et Proust. La petite, désormais établie en terre de Grignan, a les faveurs de l'écrivaine de mère sur son frangin, Charles de Sévigné, coureur de chtouilles, amoureux d'actrices, joueur en déveine, qui finira sa vie en grave janséniste, sans descendance, revenu des plaisirs. Concernant le chapitre des aventures de ce dernier, sur le compte duquel la mère et la fille médisent comme des soeurs, Madame de Sévigné se montre aussi cinglante pour le vulgaire qu'elle est bonne pour ses familiers, avec ce qu'il faut de verve, d'ironie et de mauvais esprit à l'endroit du "frater", amant transi, repentant, égaré, bleu de l'amour :

La comédie de Racine ma parue belle, nous y avons été. Ma belle-fille m’a parue merveilleuse comédienne que j’ai jamais vue (...); et moi, qu’on croit assez bonne pour le théâtre, je ne suis pas digne d’allumer les chandelles quand elle paraît. Elle est laide de près, et je ne m’étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence; mais quand elle dit des vers, elle est adorable.
— Lettre du 15 janvier 1672, à Madame de Grignan

Brillante amie de La Rocheufoucauld, du Cardinal de Retz, de Madame de Lafayette, cousine de l'intenable Bussy-Rabutin, brillante précieuse pleine d'elle-même et d'intelligence, Madame de Sévigné taille une prose qui se veut le prolongement intime de l'art de la conversation. Ses lettres sont des monologues d'une gaieté triste et amusée qui prennent un tour plus sombre avec l'âge. La mort est une compagne fascinante en ce temps où une mauvaise fièvre vous emporte. Elle est de ces esprits qui perçoivent le monde comme un vivarium mis devant eux, où il est drôle de contempler l'agitation des hommes et le mouvement de leurs petites âmes.
Madame de Sévigné est la muse de ce siècle de Cour où un mot d'esprit décide de la fortune d'un homme, où la guerre est une théâtrale course aux bravoures et aux insignes, le suicide de Vatel un sujet à vapeurs, à maximes et sourires, Dieu une miséricorde sans fond qui ne se rencontre nulle part en ce bas-monde.

La Cour : aucune période n'a vu se côtoyer en un périmètre aussi réduit autant de frivolité et de gravité, autant de bassesse et de génie. Cela fait songer à Corneille qui, pour s'attirer les faveurs de la Du Parc, charge son désir d'un contrat avec l'éternel, déclarant à la dame qu'elle ne passera pour belle aux yeux de la postérité que s’il l’écrit, et qu’elle lui cède...
Madame de Sévigné écrit pour ne plus pleurer. Elle badine, met le monde là, sur ses tréteaux, dressant le théâtre sous les yeux de sa lointaine fille. De là cette précision des tableaux, leur exhaustivité, l'exactitude des physionomies, des maintiens, des attitudes, la mise au jour des ambitions et des ridicules d'une noblesse asservie par le Roi Soleil, avec ce souci tenace du bon mot, de la formule qui éclate et touche :

Mme la Dauphine est l’objet de l’admiration; le Roi avait une impatience extrême de savoir comme elle était faite : il envoya Sanguin, comme un homme vrai et qui ne sait point flatter : “Sire, dit-il, sauvez le premier coup d’oeil, et vous en serez fort content.” Cela est dit à merveille.; car il y a quelque chose à son nez et à son front qui est trop long, à proportion du reste : cela fait un mauvais effet d’abord; mais ons on dit qu’elle a si bonne grâce, de si beaux bras, de si belles mains, une si belle taille, une si belle gorge, de si belles dents, de si beaux cheveux, et tant d’esprit et de bonté, caressante sans être fade, familière avec dignité, enfin tant de manières propres à charmer, qu’il faut lui pardonner ce premier coup d’oeil.
— Lettre du 13 mars 1680, à Madame de Grignan

Ces lettres sont le produit de ce XVIIème siècle, en soi aussi classique que Madame de Sévigné est barbue, époque de Descartes et de Pascal, des insolubles tourments métaphysiques du chrétien et de l'établissement forcené de la raison comme preuve infaillible de l'existence, temps de Racine et Corneille, immortels rivaux qui versent dans leur implacable maîtrise des trois unités de ces tourments insensés, perclus de meurtres, d'adultères et de malédictions.
La Sévigné sourit, comme sait le faire une femme de la Cour, laquelle abreuve ses amies de rictus attentionnés tout en écoutant, non loin d'elle, son époux compter fleurette à une jeune première; une femme qui marche avec grâce et naturel (notion artificielle d'un savoir-être arbitraire non contraignant pour son entourage, corset moral pour soi-même, degré extrême de la civilité) en se mordant les lèvres pour ce que sa cheville foulée lui cause d'atroces souffrances. Madame de Sévigné est de ce Grand Siècle où l'on ne se relâche que dans les boudoirs, les alcôves et les bordels. Comme l'écrit Molière, repris dans l’ouvrage de Paul Benichou, Morales du Grand Siècle, elle est de ces incarnations d'une morale mondaine à la fois sans illusions et sans angoisses qui (...) refuse la grandeur sans (...) ôter la confiance.  

Madame de Sévigné est son sourire peint par Lefevre, d’une discrétion allumée, une intimité qui chatoie, une retenue éclatante, une nonchalance prise chez ceux qui ne s'étonnent plus, à tout le moins en public. Elle pose en Mona Lisa aristocrate, aux boucles translucides, à sourire de tourments qu'elle ne connaît pas encore et dont elle juge d'une main lisse, claire et grasse. Madame de Sévigné est jeune de cette jeunesse qui dure toute la vie. 

L'invention de la ville par Roberto Arlt

Dans les années trente, à Buenos Aires, un écrivain de la place se doit d'appartenir au groupe de la rue Florida ou à celui de la rue Boedo : soit l’artère élégante, abritant une mouvance portée par des esthètes dont les chefs de file comptent Borges, soit la voie d’un quartier de classe moyenne, couvant une littérature tournée vers les problèmes économiques et sociaux de l'époque. 
Roberto Arlt n'appartient à aucun de ces mouvements. Il est à leur confluence, et à la marge, se foutant de la politique, dégoûté par la vulgarité, sublimant la vie en éternel, et raillant les belles âmes. 

Né avec le XXème siècle, mort quarante-deux ans plus tard, en pleine Seconde Guerre Mondiale, ce métisse argentin d'Italie et de Prusse, auteur de La danse du feu et du Jouet enragé, se veut un irrémédiable agnostique, considéré dans les anthologies comme "l'un des fondateurs de la littérature urbaine". Titre à la fois impropre et usurpé.
Avec Buenos Aires, l'Argentine d'alors abrite une incommensurable Babel, dont Arlt est le fruit monstrueux, une capitale sans fin, légendaire comme le pays des morts chez les Anciens. La ville borne l'horizon, sculpte les âmes, modèle la société en vomissant des masses d'ouvriers et de petits-bourgeois, mirage de la liberté, cachot aux parois aussi nombreuses que les murs des millions de bâtisses qui la composent. 
Avec Onetti, Arlt est l'un des premiers à fonder en mythe cette étendue grouillant d'indifférence, saignée de sa morale, à saisir ses habitants, débarrassés de la faim, de la maladie, pourris par l'insatisfaction et l'increvable peur de ces fléaux, incapables de passion et d'amour, sauf ceux qu'ils s'échinent à éprouver pour eux-mêmes, tous avatars du héros de La danse du feu :

Qu’il soit fort, c’est la seule chose qui compte. Rien d’autre. Qu’il soit égoïste. Et qu’il jouisse de la vie à fond, sans les stupides scrupules qui aujourd’hui l’empêchent, lui, de dormir

Dans ses écrits personnels, Onetti décrivant l'habitant de Buenos Aires fait état du même néant métaphysique et spirituel : 

En Argentine est apparu un type d’indifférent moral, d’homme sans foi et sans intérêt pour son destin.

Il n’existe pas de Nouveau Monde. 

Arlt dépeint des êtres incrédules, portés dans leur existence par les éclats d'un scepticisme inerte, la nostalgie de toute transcendance. Son héros, Balder, abandonne femme et enfant pour suivre une collégienne. Il s'éprend de l'amour comme d'une tragédie délicieuse, ne valant que par la désillusion qu'elle fomente, la destruction dont elle surgit. Cet ingénieur, sans autre relief que son égoïsme, poursuit l'innocence dans les bras d'une jeune fille en fleurs, repoussant toujours sa première fois. Balder constitue un monde labyrinthique, de glace, d'acier, de béton; chose de chiffres idolâtrant le fantôme de la spontanéité, s'abreuvant de folie à force de sérieux, s'infantilisant pour s'être trop paré de la morgue bureaucratique des comptables.
En toile de fond, Buenos Aires fait gronder son bitume, ses immeubles, ses rails, ses foules. La ville devient un mythe, un Hadès. Elle met les hommes au joug, les lance dans ses gares, ses rues, ses métros. La ville est un incommensurable Léviathan où le cynisme n'existe pas, car la question de l'espoir n'y a plus de sens. L'assouvissement du désir, si rarement éprouvé, se confond avec l’éternelle chimère du bonheur. Le monde s'impose à lui-même, la ville contraint à l’acceptation, espace sauvage et rationnalisé, où les hommes pestent contre leur sort en murmurant, où le malheur advient comme une salvation. 
La danse du feu d'Arlt met en place des perspectives vertigineuses sur l'asservissement de l'homme moderne par les mirages qu'il fomente, ses soifs de bonheur invertébrées et ses minuscules jouissances. Sa Buenos Aires est une ville éternelle, théâtre d'un crépuscule des Dieux qui s'éternise, d'une chute qui est devenue la vie.