Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

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Dans "Le 1 Hebdo" pour évoquer le trafic de drogue au Havre

J’ai eu le privilège d’écrire l’édito du numéro du 1 Hebdo du 18 juin, où j’évoque le trafic de la drogue dans ma ville natale et la toute-puissance de la poudre blanche. En voici le texte complet :

La cocaïne est la putain la plus respectée de la planète. Ces derniers mois, j’ai voyagé à Iquitos, la capitale de l’Amazonie péruvienne, aux Antilles, et suis souvent rentré au Havre, ma ville natale. Partout, on m'a parlé d’elle. A Iquitos, elle a ramené des milices et des rêves de richesse fulgurante dans une ville frappée par une misère noire. Aux Antilles, elle est cinq fois moins chère qu’en Europe et a permis à certains pêcheurs d’un paradis fiscal comme Anguilla de créer des banques. Elle a fait entrer Le Havre dans une nouvelle ère en semant l’angoisse et le silence sur le port. Désormais, la Porte océane accueille même des émissaires des plus gros cartels du monde, paraît-il.

La cocaïne est une séductrice doublée d’une magicienne. Elle peut changer des vies : au Havre, cela rapporterait environ 60.000 euros de sortir d’un conteneur un sac rempli de poudre. Soit quinze minutes de boulot. Au taux horaire, c’est mieux que le salaire d’un footballeur évoluant en Arabie Saoudite. Le seul problème, c’est qu’on finit par vous rappeler au milieu de la nuit pour extraire d’autres sacs et que, si vous refusez, la voix au bout du fil se met à vous parler de votre femme et de vos enfants.

La cocaïne n'est plus seulement la drogue des riches. Boulangers, pêcheurs et employés de bureau la consomment. Il faut dire qu’elle éteint la fatigue, l’ivresse et qu’elle aide à tenir la cadence : vous dormez trop, ne travaillez pas assez, ne marchez pas assez vite dans l'open-space. Oui, nous sommes tous insuffisants par les temps qui courent.

Avec Maxime Crupaux, j’ai créé et écrit la série De grâce, qui relate l’histoire d’une famille de dockers havrais qui explose à cause du trafic de cocaïne sur le port. Dans le contexte actuel de la télévision française, créer une série est un très long combat et, durant les huit années qu'a duré le développement de De grâce, la donne au Havre a totalement changé. En pire. La faute à la blanche. Et force est de constater que nous avons été rattrapés par la réalité. Il y a eu les saisies croissantes et malheureusement l’assassinat d’un docker en 2020. Quand on ne lui obéit pas, la cocaïne vous supprime. Pour exercer la terreur, toutes les barbaries sont bonnes : exécution sommaire, décapitation, tabassage, attentat...

Le port a toujours été un lieu de trafics. Au Havre, nombreux sont ceux qui ont récupéré un polo ou des baskets de marque tombées du camion, refourgués par un copain ou un cousin. Moi compris. C’est la justice du pauvre, qui prend sa dîme sur les biens défilant sous ses yeux. On se casse la santé à les décharger, les conditionner et les transporter : pourquoi ne pas se servir ? Sur les quais, la tradition de la grapille veut qu’on tape dans les conteneurs à haute valeur ajoutée : champagne, parfums, consoles de jeu, etc. Les transporteurs et les armateurs le savent. On vous dira aussi que certains douaniers ne sont pas les derniers à ce jeu-là. C’est la loi des ports, avec les codes des familles qui le font vivre : pilotes, lamaneurs, pêcheurs, flics, marins, etc. L’oncle de ma mère était docker. Chaque Noël, il rentrait avec une enveloppe pleine de billets, qu’on appelait « la tarte à la crème ». De quoi faire plaisir à la famille. Personne ne posait de questions. C’était un geste de la communauté envers les siens, la marque de sa solidarité – ce qui est tout sauf un vain mot.

L'assassinat de 2020 a marqué l'avènement d'un temps nouveau, empreint d'une violence que nous croyions réservée aux films noirs. Une réalité pourtant familière aux employés du port qui, depuis déjà plusieurs années, vivent dans la peur qu’on les file jusque chez eux pour leur extorquer leur badge d’accès aux périmètres sécurisés des docks.

Si la cocaïne fait désormais régner la terreur sur les grands ports de toute l’Europe du nord, Le Havre occupe une place tristement privilégiée. Car c’est le premier port où abordent les cargos en provenance d’Amérique latine et des Antilles. Et la dope avec eux. De quoi faire régner l’omerta. Les autorités ont refusé que les scènes portuaires de De grâce soient tournées au Havre et la mairie n’a pas souhaité que la ville accueille l’avant-première de la série. La dame blanche fait trembler sur les quais, mais aussi dans les cabinets des politiques se voyant bien à l’Elysée.

La poudre se fout de l’Etat de droit et des principes. C’est une nihiliste, qui achète ce qu’elle veut et possède une armée où se mêlent chiens de la casse comme pourris en col blanc. Elle ne veut le pouvoir que pour exercer son business. Sa logique est celle d’un capitalisme appliqué au pied de la lettre, qui offre un produit générant des marges colossales et une addiction terrifiante chez ses consommateurs. Un blockbuster.

Aujourd’hui, la drogue est l’une des principales menaces pour nos démocraties. Le modèle du tout-répressif est impuissant. Des voix toujours plus nombreuses s’élèvent pour cibler en priorité les avoirs issus du narcotrafic. Mais voilà, c’est un travail de longue haleine, qui ne donne pas de reportages spectaculaires, nécessite une collaboration suivie entre polices du monde entier et une réflexion globale au sujet de notre système financier et fiscal. La drogue entraîne et se nourrit de la violence de ce monde mené par la fétichisation des images choc, du court-termisme et du fric. Autant dire que le royaume de cette courtisane qui ne respecte qu’elle-même a encore de beaux jours devant lui.