Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

Journal d’un scaphandrier ivre qui va accoucher de trois ananas durant la pandémie de Covid

Un texte de Custódio Rosa, traduit par mes soins, et initialement publié sur le blog que nous tenons ensemble.

Crédits photo : areta ekarafi on Visual Hunt / CC BY-NC-ND

Crédits photo : areta ekarafi on Visual Hunt / CC BY-NC-ND

Chirurgie, religion, bêtise et petits instants de grâce… Le journal d’un type qui a eu la bonne idée d’avoir une appendicite pendant l’épidémie de coronavirus, au Brésil.

. Pilules d'hôpital - 1

L'infirmière vient me faire une prise de sang.

- Je suis du labo.

Vous pensez : laboratoire, lieu technique, d'analyse et de science.

- Vous n'allumez pas le téléviseur, non ? Vous faites bien. Ils ne passent que des choses qui tentent d’ébranler notre foi. Et plus encore maintenant, avec ce machin qu'ils ont inventé juste pour nous faire peur.

En deux minutes, elle m’a fait une prise de sang, a prononcé le nom de Jésus onze fois, et est repartie.

Au laboratoire.

. Pilules d'hôpital - 2

Dopé, le patient a zappé cette pilule.

. Pilules d'hôpital - 3

Aux urgences, un médecin et trois ou quatre infirmières. Ils parlent de l'aide de 600 réaux accordée pendant la quarantaine. Le médecin étonné :

- Seulement pour ceux qui gagnent jusqu'à 28 000 par an. Les gars, qui survit avec 28 000 par an?

Silence des infirmières.

. Pilules d'hôpital - 4

Toujours le médecin et les infirmières. Quarantaine.

L'une des infirmières :

- Je ne sais pas ce qui est pire. Restez à la maison, comment ? Mon mari dit que le monde doit continuer à fonctionner, et qu’il y en a bien qui vont survivre. Il travaille en indépendant.

J'attends le docteur. Il dit :

- Je ne sais pas s'il a tort.

Un docteur.

. Pilules de l'hôpital - 5

Sur le chemin du retour, un chauffeur Uber :

- Hier, trois petits vieux que je connais sont morts. Aucun du corona. Je suis sûr qu’ils vont les mettre dans les statistiques.

Je reste silencieux, puis je réponds.

- J'ai des amis en Italie, en France. Croyez-moi, c'est grave et ça va empirer.

Il me regarde dans le rétroviseur. Son regard me dit clairement: "t’es dingue".

. Pilules d'hôpital - 6

Un autre chauffeur Uber :

- J’ai travaillé dans les prothèses et le matériel chirurgical. Le médecin reçoit une commission pour chaque pièce, tout est surfacturé. Il y en avait un qui prenait 500 000 par mois, rien qu’avec mon laboratoire. Personne n’osait le défier, parce que s’il ne pouvait pas vous encadrer, il vous faisait virer.

. Pilules d'hôpital - 7

Le jour J du débarquement en Normandie, beaucoup sont morts pour libérer le monde, tandis que des gamins jouaient au ballon sur un terrain vague au Brésil.

Je viens de sortir d'une intervention chirurgicale. Je parle à l'infirmière, originaire du Sergipe, sérieuse mais sympathique, qui m'emmène dans ma chambre :

- Vous aller avoir au moins deux mois difficiles.

- C'est tout ?

Je trouve les prévisions basses, mais je ne dis rien.

Elle ajoute :

- Ce sera difficile pour ceux qui vont survivre.

- Avez-vous des amies contaminées?

- Plusieurs. Certaines en soins intensifs, d'autres ont été testées positif et sont en quarantaine. Beaucoup de médecins aussi. L'hôpital embauche dans le cadre d’un plan d’urgence.

Je pense aux nombreuses personnes encore aliénées qui n’ont pas compris ce qui est en train de se passer.

Le jour J de l'invasion de la Normandie, beaucoup sont morts pour libérer le monde, tandis que des gamins jouaient au ballon sur un terrain vague au Brésil.

Nous n'avons pas le droit d'être ces gamins.

. Pilules d'hôpital - 8

Le premier jour où vous vous rendez dans votre chambre, on vous autorise à porter votre T-shirt à l’effigie de Guernica et un short, après tout l'élégance compte.

Le deuxième, on ouvre votre tablier à l'arrière, vous en faites un charmant kimono.

Le troisième, tout le monde voit votre cul et vous vous en foutez.

. Pilules d'hôpital - 9

Le confinement et l’urgence causée par mon appendice m’ont saisi durant la meilleure phase physique de ma vie.

15% de masse graisseuse, la "tablette de chocolat" si socialement idolâtrée bien en place, comptant rester visible, même s’il ne s’agit pas d’un objectif ni d’un but en soi. Après tout, je ne dis ne pas non à une friandise après le déjeuner, ni à une bière ou du vin, au moins deux fois par mois.

Mais n'étant pas grand ni tout à fait crétin, pas assez fortuné pour m’offrir des Ferrari ou des restaurants, n’exerçant pas une profession aventureuse telle que surfeur ou parachutiste, et sachant que l'intelligence n'est pas exactement un élément de valeur aujourd'hui, un homme de 52 ans a besoin d'une attrait sexy pour rester sur le marché.

C’est avec un sentiment de propriétaire que je vois dans le miroir la possibilité que ma tablette de chocolat soit gommée, même si j’essaye de ne pas y accorder trop d’importance.

- "Si ça te dit, je pars deux semaines et je te récupère, cher abdomen."

Puis un coronavirus fait son apparition, un confinement, et une appendicite.

Une semaine, vous montez 500 marches pour vous échauffer avant la salle de sport, la suivante vous allez par le monde comme un scaphandrier ivre qui va accoucher de trois ananas.

Le ventre énorme, rond et déformé, avec plusieurs marques d'incision qui laisseront des cicatrices.

Mon abdomen ...

Rien n'est à nous. Ni la Ferrari ni les tablettes de chocolat.

Nous sommes juste un tas de molécules qu'on a refourguées.

. Pilules d'hôpital - 10

Alors que je me trouvais à bord d’un Uber pour la deuxième fois, souffrant déjà d’une appendicite aiguë, je me suis allongé sur le siège arrière de la voiture en levant les yeux.

Un après-midi glorieux, comme chaque jour depuis la quarantaine. Au-dessus, dans le ciel sans nuages, un minuscule vautour tournoyait.

Bien sûr, j'ai pensé à un dessin animé. Je lui ai dit :

- Je suis toujours vivant, le jeune vautour maladroit devient une charogne.

Dans le sud de São Paulo, cela fait trois semaines qu'il fait beau. Des maritacas matinales sillonnent le quartier. Le barrage de Guarapiranga doit être plein de hérons, canards et poulets d'Angola. Mes plantes dans l'arrière-cour poussent, les fougères ressemblent aux bimbos musclées de la salle de sport.

Ici à Jabaquara, où se trouve l'hôpital, le bruit des avions résonne quatre ou cinq fois par jour. La moyenne était d'un avion toutes les deux minutes.

J'écoute les oiseaux, qui auparavant fuyaient le quartier à cause des turbines, circulant dans la région.

La nature reste exubérante.

Un air plus pur, un ciel avec plus d'étoiles, des animaux plus paisibles, c'est presque un témoignage de mépris envers l'espèce humaine.

La nature ne dépend pas de nous. La nature n'a pas besoin de nous. Je dirais même que nous faisons déjà des heures supplémentaires.

Elle a envoyé un message évident :

- Vous n'êtes qu'une espèce comme une autre. Comme des milliers qui ont déjà existé et se sont répandues sur le globe. Vous êtes arrogants, ignorants, destructeurs et limités. Je vous élimine avec un virus créé en un claquement de doigt. Comprenez votre lieu de vie, respectez votre maison, révisez vos concepts.

Il est certain que nous n'apprendrons pas.

Nous sommes les vautours.

Et le vautour maladroit devient charogne.

. Pilules d'hôpital - 11

Trump et les États-Unis ont siphonné le marché mondial des équipements de lutte contre les coronavirus. Ils sont allés en Chine, ont fait l’offre la plus élevée, nettoyé le stock (y compris la commande à destination du Brésil, qui se retrouve le bec dans l’eau).

Mais ils ont payé aussi très cher pour le prendre à d'autres pays, y compris l'Allemagne.

Ils ont retiré le stock du monde.

C'était le gouvernement américain.

Pour le distribuer aux hôpitaux, pas vrai ?

Non.

Il existe six ou sept grandes sociétés de fournitures médicales aux États-Unis. Ils possèdent des camions et un système de distribution.

Le gouvernement va transmettre tout ce matériel confisqué au monde (l'Allemagne a taxé cela de piraterie moderne) à ces entreprises qui vont le VENDRE aux hôpitaux.

Je vais répéter : VENDRE.

Aux enchères, comme eBay.

L’hôpital qui offre le plus emporte la mise.

Et puis il adresse la note aux patients.

Les hôpitaux qui n'ont pas de fric n'ont pas de masque.

Le patient qui n'a pas de fric ne respire pas.

C'est du pur capitalisme, sans censure ni hypocrisie.

L'État injecte des millions et cède un marché monopolisé à des partenaires privés, de bonne grâce.

Il prend tout au monde entier et fait d’un atout vital un profit astronomique pour les géants du secteur, sans rien en retour.

Dans la pilule 10, j'ai dit que nous n'apprendrions pas.

Cela n'a pas pris trois minutes.

Ci-dessous le lien vers la conférence de presse du gouvernement américain expliquant tout cela comme si de rien n’était :

. Pilules d'hôpital - 12

A l'étage où je me trouve, toutes les chambres et les lits sont occupés.

C'est un secteur sans Covid.

On peut déambuler dans les couloirs, mais comme j'ai vécu deux admissions en une semaine, j'ai ordre de rester dans ma chambre. Je suis isolé dans l'isolement, très cher.

Je n'ai pu sortir que sur des brancards ou des chaises roulantes, pour les examens.

Je connais déjà un peu la structure de l'hôpital et je constate que l'itinéraire change chaque jour.

En raison de Covid, des secteurs sont restreints, des ascenseurs et des couloirs sont réservés à des publics spécifiques. Les itinéraires internes sont modifiés.

Ma chambre disposait d’un moniteur avant mon arrivée. On est déjà en train de le préparer pour le transférer aux soins intensifs.

Ce matin, la médecin, âgée de vingt-sept ans au plus, est venue me rendre visite. Ses collègues d’autres secteurs sont en train d’être recrutés.

J'ai demandé à en savoir plus sur la situation :

- Ce secteur du deuxième étage est désormais le seul de l'hôpital non utilisé pour le Covid.

- Alors ... nous sommes le village d'Astérix.

Je ne pense pas qu'elle ait compris.

Ces dessinateurs sont fous.

. Pilules d'hôpital - 13

J’ai passé une partie de la journée connecté à une tige munie de roues. Des poches de sérum physiologique et de médicaments s’écoulaient lentement.

Comme je suis un équipement d'un certain âge, il est toujours acceptable d'être surveillé de façon analogique par des câbles et des fils. Un jour, il y aura du sérum physiologique Wi-Fi.

Je dois marcher dans la chambre, cela fait partie du processus de récupération. Il est parfois nécessaire de transporter mon partenaire à roues dans la pièce.

Aller et venir avec des virevoltes, comme une danse.

Et comme toute danse, il y a les partenaires avec qui cela fonctionne bien et celles qui gênent.

Je n'ai pas eu de chance, j'ai une roue coincée, elle n’avance pas bien en ligne droite, et tourne mal. Je ne m'attendais pas à un tango sensuel, mais je n’avais pas non plus besoin que ce soit une course d’obstacles.

L'alternative est d’en faire abstraction.

Téléphone portable, lecture, réflexion en tous genres pendant que je pousse automatiquement ma méchante partenaire.

Aujourd'hui, une infirmière est entrée dans la pièce. Elle m'a vu aller aux toilettes avec ma nouvelle petite amie.

- Où allez-vous, monsieur Custódio ?

- Aux toilettes.

- Et pourquoi y aller accompagné ?

Là, j'ai réalisé que j’avais passé ma matinée à pousser la tige, dépourvue de médicament. J'étais libre, déconnecté.

- Je ne m’étais pas rendu compte que j’étais célibataire.

Elle rit et montre les poches de médicament sur le plateau.

- Plus maintenant.

. Pilules d'hôpital - 14

Chaque fois qu'on mesure mon rythme cardiaque, je préviens : il est faible. Au repos et en position couchée, il atteint 52, 48 par minute. Il est important d'avoir cette référence en tête.
Je pense que le nom technique est "bradycardie".

Chaque fois que j'en parle, les infirmières demandent "Vous étiez athlète?".
Parfois, je dis que je suis juste avare, que j'économise des battements pour la fin.

À l'hôpital, cette scène se produit au moins trois fois par jour. Il vient toujours une infirmière différente, selon le planning.

Aujourd'hui, il en est venue une que je ne connaissais pas encore. Évangéliste, comme presque toutes. Je m'en suis rendu compte. Elle a pris mon rythme cardiaque et m'a posé la question :

- Bon. 53 battements. Vous étiez athlète ?

- Oui

- Quelle bénédiction. Tout comme Bolsonaro.

- ...

- Monsieur Custódio, pourquoi êtes-vous monté à 96 ?

. Pilules d'hôpital - 15

Aujourd'hui, c'est mon dernier jour d'hospitalisation.
Ils ont décidé qu'à la fin de la journée, je pouvais rentrer chez moi.
Apparemment, je suis déjà capable de produire de l'eau par moi-même et de servir leur déjeuner aux plantes.

Ou quelque chose dans le genre.

Ce matin, j'ai trouvé le couloir un peu bruyant. Conversations et voix.
J'ai demandé à l'infirmière la raison de ce vacarme :

- Vos amis veulent quitter l'hôpital.

Le fait est que pratiquement deux couloirs de mon étage n'accueillent toujours pas de Covid. Le reste de l'hôpital se prépare à prendre en charge des malades dans tous les secteurs. Progressivement, ils renvoient les patients chez eux, agrandissent le front.
Il s'avère que beaucoup ne peuvent pas sortir. Il ont des examens, des opérations ou sont en convalescence.
La nouvelle selon laquelle nous sommes cernés a semé la panique.
De nombreux patients ont refusé de se soumettre à des examens fondamentaux, craignant que l'air, les murs et les personnes ne soient contaminés.
Comme l'a dit Dona Joélia, une dame du Maranhão qui fait le ménage chaque matin, "ces gaz qui émanent de Satan".

Dona Joélia est drôle, toujours accompagnée d'un partenaire timide qui n'entre pas dans les chambres. Elles paportent, se disputent, rient. On dirait un duo d'une comédie américaine, le genre où la police recrute deux types sans aucune référence pour en faire des agents infiltrés. L'autre jour, elle a fait un tour sur elle-même en franchissant la porte. Elle m'a regardé et m'a dit :

- J'ai failli tomber. Le gant s'est pris dans la porte.

Elle n'a qu'une fille, qui fait radiologie et a dû interrompre son stage à cause des "gaz".

- Quel âge avez-vous ?

- Cinquante ans.

- Je n'ai pas mes lunettes, Dona Joélia. Je ne peux pas dire si vous faites moins.

- Pas de lunettes, hein ? Mais tu as l'oeil, je le sais.

De tous ceux qui travaillent ici, ce sont peut-être les moins protégés qui partent d'ici à la nuit tombée, à bord de bus bondés, à destination d'un quartier lointain.

- Je rentre chez moi aujourd'hui, Dona Joélia. Pensez-vous que mes plantes sont encore vivantes ?

- Avec la grâce du Seigneur, elles ne souffrent pas de ces gaz.

Voilà.

Après cinq jours sans cuisiner ni prendre mes médicaments tout seul, je retrouve l'autonomie des adultes dans le monde réel.

Je pense que je sais déjà comment produire de l'eau par moi-même et servir leur déjeuner aux plantes.

Ou quelque chose dans le genre.

Ceux qui passent pour des cons

Avouons-le, certains écrivains, du moins parmi les plus visibles, sont en train de passer pour de sacrés cons (je sais, cela laisse l’immense majorité des gens indifférents). A l’instar de nos politiques (là, plus de gens s’en rendent compte).

Cela n’est pas un hasard. Pour la plupart, ces gens sont issus de milieux sociaux-culturels identiques et conçoivent l’existence sur le même modèle : une course de « premiers de cordée », à laquelle ils ont eu la chance de partir quelques mètres en avance. Ils forment un milieu dont ils maîtrisent les codes, et qui n’a d’autre but que sa propre conservation. En dépit de sa médiocrité.

Même déconnexion à l’égard de la réalité du pays, même conservatisme, plus ou moins bon teint, même impéritie. De la belle au bois dormant au baroudeur en bois. De la « gôche » à la « droâte ».

Tenons-nous le pour dit : le monde ressortira peut-être bouleversé de ce que nous vivons, mais ces gens ne changeront pas. Ce sont nos « élites », qui ont promu et promeuvent une indigence assumée, dans la conduite des affaires, l’”art” et la “pensée” Nous en payons le prix depuis des décennies et plus que jamais à l’heure qu’il est.

Nous réalisons que l’humanité est mortelle, en dépit du wifi, du bio et de l’air conditionné

Nous n’avons jamais été modernes, répétait Bruno Latour, lorsqu’il était mon professeur, voici plus d’une dizaine d’années. Nous en faisons l’amère expérience depuis plusieurs semaines et pour une durée encore indéterminée. Peut-être très longue. Nous réalisons que l’humanité est mortelle, en dépit du wifi, du bio et de l’air conditionné. L’économie s’effondre. Le cadre de la Défense redécouvre qu’il ne sera jamais émancipé de son biotope, jamais maître et possesseur de la nature. Et qu’il est largement moins utile à la société qu’une caissière ou un éboueur.

Le cadre de la Défense redécouvre qu’il ne sera jamais émancipé de son biotope, jamais maître et possesseur de la nature. Et qu’il est moins utile à la société qu’une caissière ou un éboueur.

Mais ne nous voilons pas la face, cela ne durera pas. La majorité ds gens ne rêve que d’une chose : s’enfiler des tunnels de réunions et retourner chez Ikea le samedi après-midi. Dans un laps de temps aussi court, nous sommes incapables de changer de modèle de civilisation. Ne serait-ce que pour des raisons logistiques.

Notre bon vieux capitalisme néo-libéral s’offre juste une petite sieste.

Et puis, malgré les faillites, les drames humaines, les morts, les esprits ne sont pas prêts. Rien ou presque n’a été instauré pour cela. Notre bon vieux capitalisme néo-libéral s’offre juste une petite sieste.

Il y a des gens dont c’est la tâche de préparer la voie, avant les experts, les politiques, les ingénieurs. Et ce sont les artistes. Ce n’est pas à la mode d’écrire cela, mais j’espère que les artistes comprendront la responsabilité qui est la leur. Je parle d’imaginaire, de talent, d’exploration, de souffle. Difficile de se l’avouer dans une époque menée par le tableur Excel, la courbe des ventes, le nombrilisme et le militantisme à la petite semaine, mais une société, quelle qu’elle soit, trouve sa consistance dans l’imaginaire, les récits et les mythes bâtis par les artistes.

Même s’il l’ignore et s’en contrefout, le monde a encore besoin des artistes pour se réinventer. L’art est le socle de la civilisation.

En attendant, ceux qui se trouvent en têtes de gondole les font passer pour de sacrés cons.

Füssli VS Gainsborough

Longtemps, j’ai adoré Füssli. C’était avant que j’aime la peinture. Ses sujets séduisaient mon goût pour le gothique, la glauque, le bizarre. Depuis tout petit, j’ai aimé les monstres, les atmosphères de donjons sombres, les légendes noires. Mais, en m’intéressant de plus en plus à l’art, j’ai très rarement trouvé fictions dignes d’intérêt dans ce registre. Le roman gothique, censé incarner la quintessence de ce goût, m’a toujours semblé daté. Il n’intéresse plus que les historiens de la littérature, en ce qu’il signe l’émergence d’une fascination moderne pour l’horrifique (soit l’horreur dans ce qu’elle a de plus surjoué).

Le cauchemar, Johann Heinrich Füssli, 1781.

Aujourd’hui, je trouve Füssli pauvre, unidimensionnel, et assez pompier. Ses tableaux existent en ce qu’il fut précurseur de ces sujets-là, cauchemardesques, sombres, à l’époque pré-romantique (Encore qu’on pourrait lui opposer, entre autres, les folies de la danse macabre, d’un Bosch, les difformités et les grimaces de Metsys ou de Brueghel l’ancien).

Environ six ans après ce tableau de Füssli, Gainsborough a commis le portrait de Lady Bate-Dudley. Une toute autre modernité, moins accessible, et que je détestais. À mes yeux, le portrait à la Gainsbourough était un genre codifié, rigide, faux. Il n’y avait rien à tirer de ces comtesses et de ces ducs qui étalaient leur fatuité à la postérité. Il fallait aussi ajouter à cela un relent de lutter des classes mal digéré, chez moi : les riches du temps de Gainsborough possédaient déjà tout, ils ne pouvaient pas disposer du monopole de la beauté. Et pourtant… les portraits de Gainsborough m’ont renversé. Leur réalisme nourrit une forme d’ésotérisme, de “parti”, qui cerne et sublime l’être peint, le faisant échapper à ce qu’il est, ce qu’il montre. Une essence, pourrait-on dire, plus vaste, irradiant grâce au portrait, à sa matérialité même. Ses tableaux murmurent des choses grandioses, embêtantes et graves. Ils sont les oeuvres d’une virtuosité maîtrisée, juste mais sans sécheresse, profonde mais sans grandiloquence. Oui, Gainsborough surpasse Füssli, et de loin.

Lady Bate-Dudley, Thomas Gainsborough, 1787.

Ce sont deux faces de la modernité. L’une plus identifiée, plus “genrée” dirait-on aujourd’hui dans le milieu du scénario, chez Füssli. Et l’autre autrement plus féconde, et belle, nourrie aussi bien de sa présence au monde, de l’excellence de son exécution, que de sa lucidité face au vertige métaphysique entraîné par notre condition, comme face à l’inexorable nullité des codes sociaux. Brillant, sceptique, raide et enchanteur, ce Gainsborough.

Fictive autofiction

Ces dernières années, en France, l’autofiction fut le signe de la modernité, l’avant-garde. C’est dire ce qu’il reste de l’avant-garde. Son temps est en train de passer, ainsi que l’imposture qu’elle a incarnée. La mode laisse place au récit social, ancré dans le réel, le vraisemblable, le faits divers. Cela produit des romans à thèse n’osant dire leur nom, et cachant leur indigence sous un militantisme doucereux.

The Sower of the Systems, Watts.

Ils prétendent incarner un réel fait fiction. Or, seul l’inverse existe : mythes et fiction soutiennent le réel. Nous ne sommes qu’humains, être d’histoires et de mythes. Le réel ne nous est pas donné. Nous le tissons, à l’aide de mots.

Mais revenons à l’autofiction. Il s’agit là d’une pratique vieille comme la littérature et l’humanité, reconditionnée pour paraître neuve. Voici près de mille six cents ans, Saint-Augustin ouvrait la voie, avec ses Confessions. Encore un nombriliste en mal de publicité.

Et voici que mon enfance est morte depuis longtemps, et moi je vis
— Les Confessions, chapitre VI

Les traductions correctes rendent bien la plasticité et l’efficacité de sa langue, au service d’un ouvrage à la fois appel et épanchement, sainteté et trivialité, intransigeance et attendrissement.

Une idée de début

Il atteignait l’âge où l’on comprenait que les GROS problèmes de la vie étaient très souvent causés par des accumulations de trivialités, des bouchons de médiocrités. Il avait aussi appris que les bonnes intentions, la patience, l’amour et le discernement ne suffisaient pas à régler les problèmes de ceux qui se refusaient à tenter de les régler. Et qu’il s’agissait là de la plupart des problèmes, pour la simple et bonne raison que la majorité des êtres doués de conscience y trouvaient des raisons d’être.

La danse macabre, Hans Holbein le Jeune

L’histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont je cherche à m’éveiller.
— Ulysse, James Joyce

Enfin, il avait appris que ces problèmes avaient, pour 95% d’entre eux, rapport aux conditions de la vie plutôt qu’à la vie elle-même.

Immense déconvenue, pour lui, qui avait cru à l’HOMME.

Hormis un peu d’amour et d’amitié, le contrat n’en valait pas la peine, découvrait-il.

De temps en temps, il y avait la guerre, et le cauchemar de comptable devenait un cauchemar de boucher en gros. Et il venait quelque chose comme l’espoir dans la nuit. C’était le court temps des tragédies et des héros. Puis revenait celui des comptables, des bouchers, et des héros encore….

"Le style est la personne à qui l’on s'adresse"

C’est une phrase de Lacan. Je ne connais pas très bien son oeuvre, ni le personnage. Mais à l’image d’autres de ses formules, je trouve celle-ci confondante de justesse.

A mon sens, elle répond, en partie, à une des questions les plus mystérieuses et les moins débattues de la littérature : quelle est la voix qui “parle” dans un livre ? Elle est cruciale. De nos jours, elle est ultra-simplifiée (‘Mais ce roman, c’est votre histoire ?”), quand elle n’est pas simplement éludée. Dans beaucoup d’oeuvres , le Je est le Je de l’auteur, ou du personnage principal, et la troisième personne est celle d’une omniscience qui prétend à l’objectivité. Il y a un mérite à cela : le contrat de lecture est limpide, classique, sans décalage.

L'Excision de la pierre de Folie, Jan Sanders van Hemessen

Et cette pâleur va souvent de pair avec un style qui l’est tout autant : informatif, d’aucuns diraient “journalistique”.

Un grand auteur est un style, même s’il est simple, efficace. Je pense notamment à Hemingway, Orwell, Maupassant, ou Borges. L’écrivain va fouiller les hommes et le monde. Pour mener son exploration, il doit se forger son propre outil. Et cet outil est le style. Le style n’est pas fabriqué, il vient, il découle, à force de travail et de lectures. Il est idiosyncrasique, comme une empreinte digitale. Ce style convoque un lecteur. Libre à ce dernier de se sentir ou non capable d’accompagner l’auteur.

Le style appelle aussi des personnages, des entités qui échappent au livre, se dérobent à l’existence, mais aussi au néant. Le style décrit, rend palpable, mais il sait aussi s’adresser et cerner en creux. Et par là, il révèle quelque chose qui échappe aux mots, et qui ne peut être désigné que par eux.

Madame Bovary démarre avec un “nous” décrivant le calvaire du jeune Charles Bovary, en classe. On ne le retrouve plus dans la suite du livre. Je ne pense pas qu’il s’agit d’une erreur de Flaubert. Peut-être faut-il y voir la voix de l’écrivain, par la suite enveloppée dans le livre ? Ou bien peut-être est-ce la voix d’un narrateur qui, réalisant sa faute, choisit de disparaître dans le récit ? Je n’en sais rien. Mais il désigne une cassure face au réel, que le roman approfondit, notamment grâce au style de Flaubert, à la fois assertif et questionneur, sceptique et ferme, grave et amusé. Le style parle, même quand il évoque seulement, prenant la marque de la nullité d’Emma et de son entourage, c’est-à-dire du Rien, de la Nullité.

PS : à ceux que Lacan intéresse, je conseille la série d’émissions que lui consacre France Culture.


Margot la folle, Pieter Brueghel l'ancien

De Brueghel l’Ancien, on connaît surtout les tableaux paysans, réactualisant les scènes bibliques, ou pas. Ces oeuvres lui auraient valu, pour se documenter, de s’introduire dans les noces de la campagne, grimé en gueux. Et il y a aussi Margot la folle. Enfin Dulle Griet, sachant que “dulle” signifie à la fois “folle”, “enragée”, et “stupide”. On sent Brueghel tenant de Bosch, suiveur assumé. Mais il y a là quelque chose de plus domestique, et de plus mesquin. De plus moderne. Margot la dingue réduit la terre à néant, parée de ses trophées, telle une quincaillerie ambulante. En conquête permanente, elle sème la désolation, comme la bêtise, et la guerre. La plus belle conquête est celle à venir, pour l’insatiable idiote, aveugle et repoussante. On croit entendre ses cris, au milieu de l’enfer où les mégères flagellent et battent les démons. La médiocrité ravage la terre, même les contrées magiques de l’au-delà. Père Ubu et Margot sont les authentiques Satan.

Dans "Roland"

1999. Fanatique d’Agassi, un ado fugue pour assister à la finale Agassi-Medvedev, l’une des plus incroyables de l’histoire du tournoi. Le reste est dans la nouvelle, intitulée “Looking for André”.

Couverture Roland magazine
Nouvelle Looking for Agassi

Méridien de sang, Cormac Mc Carthy

Un grand roman, en forme de long poème. Quelque chose comme le chant infaillible et sibyllin de l’inconscient. Et toujours la musique des faits, des actes, méditant l’appel de la violence.

L'Ethique, Spinoza

Cet impie.

Mais tandis qu’ils cherchaient à montrer que la Nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire rien qui ne soit pour l’usage des hommes), il semblent n’avoir montré rien d’autre sinon que la nature et les Dieux sont atteints du même délire que les hommes.

Décrire et d'écrire

Je lis l’ouvrage de Pierre Hadot sur Les Pensées de Marc Aurèle. L’empereur-philosophe. Ou le philosophe-empereur, s’embarrassant dans la conduite d’un Empire. Tout dépend du point de vue.

Voici la page 189 du livre. J’y ai trouvé une poétique : la lutte contre l’anthropomorphisme, le sentimentalisme, et l’affectation. Trois vices auxquels je suis porté. Une grande partie de mon travail consiste à me défier de chaque terme, surtout des adjectifs et des adverbes : autant de jugements induits, qui concluent comme disait Flaubert de la bêtise. Mal choisis, ils encrassent, empâtent.

Dans un texte, le but est de tenter d’atteindre l’illusion de la nudité, de la nécessité de chaque terme. Produire un corps, composé uniquement d’organes vitaux.

Les bons sentiments de Bolsonaro

Bolsonaro sera le nouveau Président du Brésil. Malgré son usage éhonté du mensonge, de la violence verbale, son mépris de l'intelligence, son indécence historique, et un amateurisme dont on commence à entrevoir l'ampleur.

D'autres l'ont fait avant lui, même ceux qu'on disait modérés. Mais aucun n'en a joué de façon aussi systématique que lui.

Voilà le Brésil face à lui-même. Ses démons, plus ou moins vieux.

Le programme de Bolsonaro, c'est le retour au stade pré-anal, voire foetal, une enfance de l'être où l'on frappe la première personne qui vous contrarie, où l'on chasse celui ou celle qui est différent de vous, où l'on insulte celui ou celle qui prononce un mot que vous comprenez seulement au bout de 3 secondes.

C'est la quête du confort absolu.

Bolsonaro a su parfaitement exploiter la situation catastrophique du Brésil et de la politique brésilienne, mais il a surtout su proposer de bons sentiments. La protection, le câlinage. Du moins pour son électorat.

Il faut le suivre sur Twitter, observer son compte Instagram, pour réaliser qu'il se pose en papa. Celui qui vous défendra, même si vous avez tort, même s'il a tort, pourvu que vous pensiez comme lui.

Il est le signe d'une époque qui sacrifie tout à son confort immédiat, même son futur. Un temps qui a peur, et qui refuse de dépasser ses appréhensions, par bêtise et lâcheté. C'est de la politique infantile et magique, à l'instar de tous les populismes. Un peu comme si un type vous disait de danser sur une autoroute en vous jurant qu'il ne vous arrivera rien, parce que lui l'a décidé ainsi.

Bolsonaro est le chaman du pauvre. Un barbare des bons sentiments, qui dispense de tout, sauf d'une jouissance piteuse, abrutissante et basse. Ce que certains appellent “le bonheur”.

NB : cet article a initialement été publié sur le blog Cecinestpasuncliché, que je tiens avec Custódio Rosa.

Lumières d'août, William Faulkner

Le génie de Faulkner est aussi introuvable et pénétrant que la vie. Il y a quelque chose d’inaccessible chez lui Chaque livre est un tour de force, unique, absolument neuf. Et cela roule, sans être toujours trop écrit. Si Proust avait su l’anglais, je pense qu’il aurait été incapable de le pasticher, comme il l’a fait avec d’autres. Chaque opus est orphelin.

La lingua ignota d'Hildegarde de Bingen

Empreints de noblesse, nos temps usent de la figure d’Hildegarde de Bingen pour vendre de la tisane et des livres de recettes. C’est l’une des causes principales de sa -relative- célébrité. Ce fut une mystique en lutte acharnée contre l’Eglise bureaucratique, visionnaire dès l’âge de trois ans. Sainte ou folle, comme tous les bienheureux, elle est aussi la créatrice d’une langue nouvelle, pouvant aussi faire office de code. Est-ce là matière à la prière, à la poésie ou aux messages cryptées ? Un espéranto du jardinage ? On n’en saura jamais rien. Voici deux pages sur la lingua ignota d’Hildegarde, prises au livre d’Audrey Fella, Hildegarde de Bingen. Corps et âme en Dieu.

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Le nuage d'inconnaissance

L'une des plus belles pages de ce traité mystique, écrit au XIVe siècle, par un anonyme anglais. La traduction du poète Armel Guerne y amène quelque chose d'humble, fervent et précieux. Le nuage d'inconnaissance, c'est l'énoncé d'un amour indicible et flou pour un Dieu perdu dans les brumes et les silences

Les jardins à la française et le ciel

J'aime désormais les jardins à la française. Je vieillis, peut-être. Auparavant, je n'y trouvais qu'une tentative vaine de faire des droites et des figures géométriques avec la nature. Une vacance du jardinier, et tout se délitait. C'était prétentieux, impermanent, futile. A l'image de la Cours de Louis XIV. A ce compte-là, autant se contenter d'un jardin sec, de sable et de caillou, pensais-je.

Je reviens de Chantilly. Et j'ai aimé ses jardins à la française, même s'ils sont, à mon sens, moins beaux que ceux de Versailles. Je crois que les impressions versaillaises ont sédimenté et que j'ai découvert à Chantilly un des secrets des jardins "à la" Le Nôtre, par une magnifique journée d'été.

Ces jardins vont avec le ciel, ils dessinent dedans. Ils sont une perspective de son éternel. Au contraire des jardins à l'anglaise, qui trouvent leur fin sur terre, contrefaisant la campagne du week-end, un romantisme de pacotille, à la Marie-Antoinette.

Les jardins à la française sont baroques, tentant un équilibre qui ne sera jamais l'égal de celui du cosmos. Le Nôtre était géomètre, et un mystique. Son art est celui de l'ordre et de l'humilité. Car ses jardins ne sont rien sans le ciel. Oui, ils sont une figure à deux bandes, s'appuyant contre Dieu ou l'illusion qui usurpe son nom, auxquels ils soumettent un essai de permanence, artificiel, hérissé de buissons à cônes, de parterres anguleux, et d'autres impossibles. 

France - Angleterre (des écrivains) : 2-1

Ce n'est pas mon pronostic pour la prochaine finale de la coupe du monde de football, mais le score du dernier match de l'équipe de France de football des écrivains. Première victoire internationale, premier but pour ma part (j'en ai presque la preuve, avec cette photo prise à l'instant de la frappe), dans l'incroyable stade du Red Star, à Saint-Ouen.

Il paraît que les Anglais nous attendent à Londres pour le match retour. Et pour nous battre. 

En attendant, voici le résumé du match, by Bertrand Guillot :

Suspense, figures de style et happy end - Première victoire internationale pour les écrivains français !

On craignait un temps anglais, il a fait grand beau sur le stade Bauer.
On craignait aussi le fighting spirit britannique... et on avait raison.
Car même privée d'un joueur majeur pour cause de passeport non valide (good luck after Brexit, guys), l'équipe anglaise, avec deux joueuses (respect) et deux renforts franco-britanniques, était bien décidée à défendre son but et à jouer les contres à fond.

La deuxième de ces contre-attaques fut fatale à l'arrière-garde bleue. On jouait depuis 25 minutes et l'Equipe de France, désordonnée dans ses assauts telle l'armée de Philippe VI à Crécy, était menée 1-0.
Révolte, orgueil, pressing ! Les Bleus lançaient alors leurs écrivains d'avant-garde. Julien Blanc-Gras grattait des ballons à l'entrée de la surface adverse, Frédéric GaI ajustait sa patte gauche depuis l'aile droite, Louis Dumoulin délivrait un centre millimétré pour Brice Christen dont la tête splendide heurtait la barre et rebondissait derrière la ligne sans que l'arbitre ne bronchât.
Mi-temps : France 0, Angleterre 1 !

La reprise fut rude sous une chaleur étouffante. Nos écrivains poussaient sans être dangereux, peinaient à jouer entre les lignes, les passes se faisaient molles et les mots plus durs (hommage à la 'Généalogie de l'insulte' d'Ollivier Pourriol?) et parfois peu galants. Le destin avait-il choisi son camp ? L'équipe de France allait-elle perdre ce match qui pourtant lui tendait les bras ? Non !
Car soudain, à la 78e minute, après un corner frappé par Yvan Gastaut, le ballon parvenait à Striker Brice à l'orée de la surface, qui décalait Baptiste Fillon monté aux avant-postes. ET la frappe fut sublime, et le gardien impuissant, et la lucarne nettoyée.

Car soudain, à la 78e minute, après un corner frappé par Yvan Gastaut, le ballon parvenait à Striker Brice à l’orée de la surface, qui décalait Baptiste Fillon monté aux avant-postes. ET la frappe fut sublime, et le gardien impuissant, et la lucarne nettoyée.

1-1, cris et soulagement, encouragements virils ! Nos écrivains se débarrassaient enfin de l'exigence du style et se lançaient à corps perdu dans la bataille.
Les Anglais, eux, tentaient désespérément de gagner du temps (sans doute parce qu'il était beau). Mais il était écrit que la partie devait basculer. Enfin sûrs de leur fait, les Bleus faisaient tourner la balle de gauche à droite, et la tête à l'Albion pourtant perfide. Le coach Jimmy Adjovi-Bocco adressait un caviar absolu dans le dos de la défense à Bertrand Guillot qui jetait ses dernières forces dans un ultime sprint. Chevauchée, centre en retrait, jaillissement de Brice Christen au premier poteau pour une balle magistralement piquée par-dessus le goal anglais. Hurlement de joie des joueurs et d'un public en transe !

Le coach Jimmy Adjovi-Boco adressait un caviar absolu dans le dos de la défense à Bertrand Guillot qui jetait ses dernières forces dans un ultime sprint. Chevauchée, centre en retrait, jaillissement de Brice Christen au premier poteau pour une balle magistralement piquée par-dessus le goal anglais.

2-1, le score était scellé. L'armada anglaise avait tout donné et comptait trop peu d'auteurs de fiction pour s'offrir un dernier rebondissement, d'autant que Brieux Férot veillait dans sa cage.
Il ne restait plus qu'à fêter ça dans une 3e mi-temps fourbue mais joyeuse, à refaire le match et à prévoir déjà un match retour, car disons-le : l'auteur anglais est accrocheur, l'auteur anglais est aussi râleur qu'un écrivain français, mais l'auteur anglais est vraiment sympa.
Tel Eric Cantona, nous franchirons donc un de ces jours le Channel pour une deuxième manche, sous la pluie et dans la bonne humeur.
Merci aux nombreux spectateurs, merci à Benoît et Jean-Max nos grands organisateurs, merci au Red Star et un grand merci à nos amis Anglais. Sorry, good game !!
A bientôt

Femmes_5

Elle s’allongea dans son canapé, puis écrivit, se désignant à la troisième personne :

Il faisait la vaisselle avec suffisance, goguenardise. Si elle avait eu l’un de ces calepins où elle avait pour habitude de coucher ses pensées, elle y aurait inscrit le mot « insolence ». Parce qu'il avait l'air de s'amuser. Les hommes étaient de grands enfants ayant mené l’humanité de chaos en chaos, jusqu’à l'actuel. Mais cela finissait. Après des millénaires de viol permanent, la volonté de puissance de la gent féminine l'emportait. Elle vivait les derniers craquements de l'ordre phallocrate occidental. 

L’odieux mâle sifflotait. Sa bouche et sa langue jouaient une chanson de mauvais goût, issue de la variétoche française des années 80 : « La danse des canards ».  

Elle abandonna son magazine, alluma la télévision.

Elle abandonna son carnet, suçotant son stylo, et se relut. Satisfaite, elle pensa atteler sa verve au démantèlement du jeunisme, mais n'en fit rien.

Elle se souvint d'un soir, où elle remontait le boulevard de Port-Royal, bordé de verts platanes, longeant un institut pour adolescents en détresse, et un hôpital militaire où les chefs d’Etat subissent des expériences de mort imminente. Le panneau électronique d’une pharmacie indiquait 26°c, et 21h01. Elle s'apprêtait à dépasser la rue Broca – l'ancienne rue de Lourcine- et jeta un œil dans les escaliers y menant. Cela sentait la pisse et une humidité de salpêtrière.

Elle s’arrêta, se souvenant que la rue Broca abritait jadis un asile où les putains finissaient des maladies que donne l’amour à quantité industrielle. Elle imagina ces dames dans leur corset, la touffeur de leurs dentelles, en balade triste, sur les larges trottoirs déserts, par les poussiéreux soirs d’été, hachurés de la lumière rouge du couchant. Et dans ses rêves, ces belles femmes malades toussaient à tour de rôle. Elles avaient été belles, et leurs petits chapeaux branlaient sur leur tête, au bout de leur long cou, mince comme un bras.

La décadence de celles qui avaient été de belles putes riantes aux cuisses fermes et grasses lui faisait serrer les poings.

De nouveau, elle crut entendre la triviale mélodie sifflée par le mâle en pleine vaisselle. Elle l’aimait, car il se pliait sans complications à ses montées de justice historique. Il savait payer pour les hommes du passé, et les salauds à venir. Il était un objet de justice, muni de gants roses en plastique. Et c'était beau.

Nicolas Gomez Davila

Est réactionnaire tout homme qui n’est pas disposé à acheter sa victoire à n’importe quel prix.

Quelle fête que la prose de ce vieil Indien bruni au soleil de l’Antiquité, qui taille des distiques comme on aiguise des flèches, au milieu de sa bibliothèque immense, dans une maison centenaire d’un vieux quartier de Bogota. Nicolas Gomez Davila fait un Borges laconique, pas baisant, moins enchanté de son savoir que le grand conteur aveugle. Cela tombe net, indubitable, comme une balle crevant un baudruche. 

Dans les époques aristocratiques, ce qui a de la valeur n’a pas de prix. Dans les époques démocratiques, ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur.

J'ai lu Le réactionnaire authentique de Gomez Davila ne même temps que la correspondance de Flaubert. Les deux bonhommes ont horreur de la faiblesse de masse, faisant pencher les têtes dans le sens du vent. L'un et l'autre sont les tenants d'un même inactuel, fait d'intelligence et d'honnêteté. Ils sont la figure de l'artiste idéal, attentif et distant, acerbe et mystique, anticonformiste parfois, libre toujours. 

Les deux ailes de l’intelligence sont l’érudition et l’amour.

Dans une époque élevant la cupidité en système, prônant la passion cynique du transitoire, l’exploitation commerciale de la bêtise, l'élévation de la tartuferie en métaphysique, la lecture de Gomez Davila est un plaisir piquant, où germent les délices d’une discipline aristocratique de l’esprit.

Vivre avec lucidité une vie silencieuse, discrète, parmi des livres intelligents, et aimé de quelques êtres chers.

L’intelligence et l'art sont désormais une lutte, davantage contre leurs faux-semblants et leurs imitations industrielles que leurs ennemis frontaux.  Il s'agit de ne pas s'enivrer d'impuissance, même s'il y aurait de quoi. A l'instar de Gomez Davila, il faudrait convertir sa résignation en enchantement. Certes, celui qui n’épuise pas sa vie à assouvir sa cupidité semble voué au mépris. Mais ceux qui s'adonnent à ce jeu ne l'ont pas choisi. On le leur a imposé. Les réactionnaires authentiques, au moins, sont les victimes consentantes d’une malédiction enchantée qu’ils se sont eux-mêmes lancée.