Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

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L'angoisse du gardien de but au moment du penalty, Handke

Je ne suis pas un grand amoureux du personnage de l’auteur, notamment au regard de ses positions sur la guerre d’ex-Yougoslavie, mais ce livre est un modèle d’efficacité narrative. Je n’ai pas vu le film que Wenders en a tiré. On se demande souvent si l’art peut changer le monde. Je n’en suis pas convaincu, mais ce petit ouvrage a agité ma vie, m’a incité à accueillir l’évidence, quand j’ai une tendance naturelle à trop penser, imaginer des complications existentielles qui n’ont pas lieu d’être.

Ce roman où l’auteur évoque sa mère avec une nostalgie étrangement distanciée, si mes souvenirs sont bons, me fait souvent office de raison pratique, me mène dans une sorte de sécheresse vitale, une diète de scrupules. Un Epictète du XXème siècle, qui rappelle qu’il suffit généralement de ne pas bouger pour parvenir à stopper la frappe du tireur. Le but de nos vies étant d’encaisser le moins de penaltys possibles, apparemment.

Ayacucho, Alfredo Pita

Une guerre qui ne dit pas son nom, sans vainqueurs et dont les perdants sont les pauvres gens d’Ayacucho, une ville située au sud-est de Lima, à dix heures de voiture. Ce livre vériste s’avance dans le fantastique à force de naturalisme, à la manière d’un roman de Sciascia. D’un côté, l’Armée et l’Eglise, de l’autre, la guérilla maoïste du Sentier lumineux. Au milieu, l’enfer pour tous. Massacres, disparitions, viols. Nous sommes entre la fin des années quatre-vingts et le début des années quatre-vingts dix. La mort attaque la nuit, aux détours, enlèvent les grandes gueules comme les innocents. Pas d’hymne, pas de profession de foi, juste la barbarie, une boucherie pornographique.

Crédit photo : Anaï Guayamares

Les lieux parlent, il suffit de les écouter. En quechua, “Ayacucho” signifie “coin des morts”. En 1824, c’est l’endroit où l’Espagne a capitulé pour de bon, lors d’une bataille dont certains disent qu’elle n’a pas eu lieu. C’est ici que les Espagnols ont abandonné l’Amérique latine à ces créoles qui ont depuis mené le continent dans ce cycle ininterrompu d’échecs et d’espoirs, qui tourne à la passion de l’argent, le racisme, l’indolence et le patriotisme.

Crédit photo : Anaï Guayamares

Un roman d’une crudité presque lyrique, qui s’oublie dans des épiphanies métaphysiques, face au néant habité de la Sierra ou le grand ciel étoilé qui observe les hommes tuer, copuler et mourir.

Crédit photo : Anaï Guayamares

Plotin ou la simplicité du regard, Pierre Hadot

La grande passion de Dieu ne quitte jamais l’humanité. Même aux temps de l’athéisme, quand on adorait la Raison ou Marx. La certitude de Dieu comme celle de son absence m’ont toujours interpellé. Plotin porte une inquiétude sereine, confiante de ne jamais être seul, et passionné par l’union avec ce qui est : l’éternel, sa simplicité parfaite, qu’il analyse en raison. Dans sa prose efficace et fascinée, Pierre Hadot épouse la vie et la pensée de Plotin, réchauffe la ferveur d’un penseur païen qui vivait pour s’unir à Dieu. 

Tout le paradoxe du moi humain est là : nous ne sommes que ce dont nous avons conscience et pourtant nous avons conscience d’avoir été plus nous-mêmes dans les moments précis où, nous haussant à un niveau plus élevé de simplicité intérieure, nous avons perdu conscience de nous-mêmes.
— Pierre Hadot, page 40

Hope (1886), George Frederic Watts, Tate Britain.

L’extase et l’oubli de soi dans l’Un, la quête fondamentale de la grâce dans l’absolu et le vivant, où se mêlent amour et beauté. Voilà Plotin, ou du moins ce qui me porte en lui : une lancée obsédante, un défi à trouver la merveille dans l’ordure, le merveilleux dans le trivial voire le sordide.  

Il faut cesser de regarder; il faut, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage.
— Plotin (I 6, 8, 24.), page 35

La ballade du peuplier carolin, Haroldo Conti

Haroldo Conti a disparu en 1976. Les militaires l’ont assassiné. C’est un fantôme, un mythe, désormais. Il reste ses livres et ils valent pour l’éternité. Je viens de finir La ballade du peuple carolin. Ou plutôt j’en viens, comme on débarque d’un autre continent de la solitude et de la nostalgie. Il y a quelque chose de Pessoa chez Conti. La douleur infini du temps qu’on ne connaîtra plus, des histoires qu’on ne vivra pas, des vies qui auraient pu être la nôtre.

On pense généralement que les journées d’un arbre se ressemblent toutes. Surtout s’il s’agit d’un vieil arbre. Mais non. Une journée d’un vieil arbre est une journée du monde.
— Page 9

Il raconte Chacabuco, la ville de son enfance, l’oncle qui court comme un mort, celle dont tous sont amoureux, celui qui veut voler, comme un Léonard de Vinci qui aurait osé utiliser une de ses machines aériennes restées à l’état de dessins.

Alors, effaçant le temps et les distances, je les rassemble tous autour de cette table du souvenir que ce soir j’ai dressée pour eux.
— Page 115

Conti embrasse un combat épique et vain contre l’oubli, avec tendresse et empathie, une poésie quotidienne qui méprise le cabotinage, dans ce qu’elle a aussi de rude, d’aimant et de violent. Chaque mémoire est une fresque épique, où le temps n’existe pas. Le temps d’une vie, nous sommes éternels. De ce paradoxe fondateur de tout geste artistique, seuls les grands, comme Conti, savent donner la pleine mesure.

 

Microcosmes, Claudio Magris

C’est la première fois que je lis Magris. Honte à moi, je sais. Son livre est un périple dans les pliures des frontières issues de l’Europe des canonnières, entre Croatie, Tyrol, et les endroits morts d’une Trieste qui n’en finit d’oublier qu’elle fut une brillant nulle part, entre Autriche-Hongrie et Italie, entre Mitteleuropa et Méditerranée, entre Slaves, Germains et Latins. Aujourd’hui, une ville provinciale que je connais un peu, qui soupire après son passé brillant et déglingué, notamment les deux génies qu’elle a couvés : Joyce l’arsouilleur et Svevo, le bourgeois neurasthénique.

Magris parle brillamment, de tout et de rien, de toutes les nécessaires futilités qui font une vie : fidélité à un drapeau, idiomes éventés, souvenirs incompréhensibles, amourettes en genèse. Mais ce qui m’a le plus touché, c’est sa description de Svevo, de son essence d’écrivain, quand il évoque sa statue décapitée dans le Jardin Public de Trieste :

Cette tête manquante semble un des nombreux malentendus, erreurs, échecs, déboires et affronts qui constellent l’existence de Svevo, l’écrivain qui a scruté à fond l’ambiguïté et de le vide de la vie, voyant que les choses ne sont pas en ordre et continuant à vivre comme si elles l’étaient, dévoilant le chaos et feignant de ne pas l’avoir vu, percevant à quel point la vie est peu désirable et peu aimable et apprenant à la désirer et à l’aimer intensément
Pour ce génie - qui est descendu jusqu’aux racines les plus obscures de la réalité, qui a vu se transformer et se dissoudre toute identité et qui a vécu comme un honorable bourgeois et un bon père de famille - les choses allaient souvent de travers. Il était un “Schlemihl”, ce personnage de la tradition juive à qui on met toujours des bâtons dans les roues; un de ces malheureux irréductibles dont on dit que, s’ils se mettaient à vendre des pantalons, les hommes naîtraient sans jambes, un de ces maladroits et intrépides collectionneurs de catastrophes qui se relèvent indomptables après chaque culbute.
 

Le sabbat des sorcières, Ginzburg

Le sabbat des sorcières de Carlo Ginzburg est une immersion dans les traditions chamaniques et sacrées de notre civilisation, influencées par les Celtes, les Lapons, les peuples des steppes d’Asie centrale, les Grecs, et j’en passe. Ginzburg est un historien dont j’apprécie beaucoup le travail, notamment son ouvrage Les batailles nocturnes.

El aquelarre, Goya, 1797-98, Musée Lázaro Galdiano, Madrid.

Étudiant la sorcellerie et les superstitions, il ravive les existences minuscules d’hommes et de femmes censés ne pas avoir d’histoire. Des petites gens attachés aux transes, à la divination et aux périples mystiques, dont les obsessions sur la mort et le futur restent les nôtres. En lisant Ginzburg, je crois secrètement rechercher une réponse à la question honteuse et archaïque de savoir si la magie existe ou pas. Je cherche encore. L’interrogation est tenace.

La recherche reproduit, sur une petite échelle et sous une forme simplifiée, à la manière d’une expérimentation, une expérience qui est celle de tout un chacun : celle de pénétrer dans un monde que nous n’avons pas choisi, qui nous est pour l’essentiel inconnu, et dans lequel agir, signifie aussi (je ne dis pas surtout) être agi.
— page 420
 

La vie fragile, Arlette Farge

Je sors d’une période où il m’a été très difficile de trouver des ouvrages de fiction intéressants. Je me suis rabattu sur des récits et des livres d’histoire, notamment celui d’Arlette Farge. C’est taillé dans une écriture leste, tendre et attentive, amoureuse du Paris du XVIIIème siècle et de ses gens. A l’époque, le dedans et le dehors n’existent pas, la rue rentre chez vous et vous faites la rue, celle qui ébranle le roi ou le célèbre comme Dieu sur terre.

La Seine en aval du Pont-Neuf, à Paris. J.B. Raguenet (1715-1793) © Photo RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

Arlette Farge prend le point de vue des gens de tous les jours, dans leur capacité à regarder, comprendre et aimer. La multitude n’est plus un amas de gueuserie, elle a un coeur, pleure, jouit et rêve. Stratégie matrimoniale, escrocs à la manque, petit commerçants, artisans, policiers voleurs d’enfants, ouvriers frondeurs, prostituées, ravaudeuses… le petit peuple perdu du Paris de l’Ancien Régime revient à la vie, dans un monde oublié, où l’injustice est constitutive de l’ordre social, acceptée voire plébiscitée même dans ce qu’elle a de plus arbitraire. Nous ne sommes pas là dans l’ouvrage à thèse ni militant. Le livre d’Arlette Farge fait bien mieux que mener un combat. Il démontre par le fait qu’exprimer le réel, dans ce qu’il a de plus factuel mais aussi de plus rose et sentimental, c’est ramener à la vie l’âme et la dignité des oubliés.

De ces tableaux se dégagent de la précarité et de la force, la volonté de ne jamais se laisser abuser ou démunir. Dans Paris, tout vit, bouge et meurt sans répit sous les yeux de chacun, dans un espace ouvert où le voisin, qu’il soit ami ou ennemi, est le perpétuel témoin de soi-même.
— page 13
 

Le destin de Mr Crump, Ludwig Lewisohn

Le destin de Mr Crump est un roman qui a fait scandale à la fin des années 1920, pour outrage aux bonnes moeurs, comme L'amant de Lady Shatterley . Encensé par Freud, préfacé par Mann, c'est un chef-d'oeuvre sous-estimé, dont certains passages sont virtuoses. Quand le livre de DH Lawrence est devenu un grand classique qui permet de sourire de la pudibonderie de la société de l'époque, celui de Lewisohn garde quelque chose d'incandescent.

Il ne dépeint pas seulement l'enfer du mariage mais aussi le désir méthodiquement disposé de la destruction de l'autre dans le cadre de la vie quotidienne, installée et adoubée par la loi. Jamais je n'ai lu d'ouvrage aussi beau et lucide sur l'emprise et la toxicité.

La tête de Herbert retomba sur sa poitrine, son sang bourdonna dans ses oreilles. Autrefois, à New York, elle avait paru humaine. Ne pouvait-il faire appel à ses sentiments, à sa raison ?
— page 177

Clinique, il fouille la rage existentielle et morbide d'Anne, une femme détruite par la vie, voulant faire payer son propre malheur à Herbert, son jeune mari, musicien talentueux, tendre naïf qui tâche de s'accomplir et de s'émanciper. Le destin de Mr Crump questionne le mystère de cette colère indéracinable, qui mène la pulsion de destruction la plus crue à prendre les autours de la séduction et le désir inconscient de s'y laisser prendre chez sa proie, laquelle passe très vite du statut de sauveur à celui de bourreau, harassée par la victimisation inlassable de son épouse, laquelle justifie l’injustifiable par un sentimentalisme de bazar. Nous connaissons tous un Herbert ou une Anne. L’humanité face à la sociopathie. Peut-être avons-nous même été l'un d'eux.

 

Mon dernier soupir, Buñuel

Après avoir vu Viridiana, songeant à combler mes immenses lacunes dans le domaine du cinéma, je me suis lancé dans la lecture de l’autobiographie de Buñuel, consignée par Carrière, intitulée Mon dernier soupir.

Comme dans son film, j’ai retrouvé la même lucidité sévère, sur le Bien comme le Mal, et une espèce de bonhommie dure, qui chasse l’ingrat, le malveillant, et embrasse de tout son coeur celui ou celle qu’elle aime. Buñuel est tendre, curieux et honnête dans ses sidérations face à Dieu, ses appétits d’amour et ses terreurs morbides.

Un artiste, ça recrée la réalité à partir ce qui en semble le plus éloigné : les rêves, les autres oeuvres de l’esprit et l’espoir délirant de contenir le monde en soi. Et cela échappe à toute morale, toute doctrine.

Il me semble en réalité qu’il n’était pas nécessaire que ce monde existe, pas nécessaire que nous soyons ici en train de vivre et de mourir.
— Luis Buñuel
 

Le sillon ou l'erreur par habitude

Je termine la lecture de Guerriers et paysans de Georges Duby. Une histoire des mutations économiques entre les VIIe et XIIe siècle, qui ont vu la fin de l’esclavage en Europe, l’instauration du féodalisme et la montée en puissance de l’Église, entre autres. C’est un ouvrage d’une clarté dense, sur un des âges les plus méconnus de notre histoire, surtout le très haut Moyen-âge. Duby n’échappe pas à la tentation hégéliennes des historiens, lesquels outrepassent leurs tâches et s’aventurent dans la métaphysique ou la philosophie. Un travers que je trouve savoureux, tout comme la digression, et dont Michelet est peut-être le plus célèbre spécimen.

Il ne faut pas croire qu’une société humaine se nourrisse de ce que la terre où elle est implantée serait la plus apte à produire ; elle est prisonnière d’habitudes qui se transmettent de génération en génération et qui se laissent difficilement modifier.

La tragédie des habitudes, des chemins pris par l’histoire et dont nous sommes prisonniers. De quoi gâcher une vie, condamner l’humanité à sa perte. Enjeu et prodige : savoir conserver un oeil sur les routes non empruntés, les possibles vierges. Quels périls encourons-nous à tenter de les rallier ?

 

Notre jeunesse, Charles Péguy

Une note de lecture qui dégénère en brillant essai sur le rêve d’une politique jamais lâche, jamais vile, jamais intéressée, sinon par les buts et la noblesse qui la portent. Le dreyfusisme fut un grand soulèvement, il a bâti la valeur humaine, la dignité d’un seul être à conquérir sur l’institution. Certains y ont perdu leur vie et leur dignité pour ne récolter que l’oubli, comme Bernard Lazare.

Photo credit: josefnovak33 on VisualHunt

Ceux qui se taisent, les seuls dont la parole compte.

L’essai de Péguy est une célébration du courage, une flétrissement de la bassesse, surtout quand elle s’empare de la morale pour se faire cheffe de parti. En cela, il méprise Jaurès. Dans sa parlote brillante, sa ratiocination tenace qui ronge et fouille, Péguy pose des phrases devenues maximes, ainsi que la célébration d’une idée française de l’engagement et de l’universalisme.

Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : les antisémites ne connaissent pas les Juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point.

Oui, cet essai peut avoir quelque chose de contemporain, d’annonciateur et de visionnaire. Notre jeunesse est surtout inactuel, sans compromis pour les chapelles d’alors, les intérêts en campagne et les jeux des machines politiques ou des convenances. Péguy l’a payé cher, rudement. Il reste l’un des nôtres, surtout pour ceux qui sont en quête de courage et de renouveau. Et ces derniers sont nombreux, fatigués de ne plus trouver de mystique et d’espoir dans la politique, cet univers où tant de médiocres occupent les places de choix. Et ils le crient en s’abstenant.

Non seulement nous fûmes des héros, mais l’affaire Dreyfus au fond ne peut s’expliquer que par ce besoin d’héroïsme qui saisit périodiquement ce peuple, cette race, par un besoin d’héroïsme qui alors nous saisit nous toute une génération.
 

Beowulf

Lisant Beowulf, je songe à Borges et ses douteuses admirations littéraires, dignes d’un grand enfant (hormis celle qu’il voue à Conrad, mais cela n’engage que moi). Parfois, je m’amuse à lire les vers en saxon, incompréhensibles. Mais la paronymie joue son rôle, porte le souffle et la mémoire du réciteur. L’hémistiche soutient l’ensemble, déploie la scansion et l’attente toujours trompée par l’écrasement des sons. Dans cette aventure d’un héros parmi les monstres, où Dieu apparaît comme un intrus arrivé là sur le tard, on sent quelque chose du conte primordiale, dans sa plasticité rustique et l’élaboration ultra ornée de certaines métaphores, semblables à celles des scaldes.

 

Ramasse-vioques, Juan Carlos Onetti

L’installation d’un bordel dans une petite ville de province. Un homme sans envie qui ramasse de vieilles peaux pour en faire des belles de nuit sur le retour. Il n’y a rien de très grand ni de sublime, mais c’est un roman magnifique, sur le vide métaphysique, la beauté de ses apories et des tortures qui y mènent. Et puis il y a la langue d’Onetti, clinique et lyrique, aussi dépouillée, labile et construite qu’un latin de scholiaste qui aurait fait le tour de la planète de Dieu pour se dire : “Ce n’est que ça ?”.

Nos visages ont un secret, quoiqu’il ne soit pas toujours celui que nous tâchons de cacher

Levinas et le visage

La philosophie du visage, en un temps où on le voit si peu. Et l’éthique, en une époque où on voudrait la faire passer pour un tic de la pensée.

Il y a dans l’apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait.
— Emmanuel Levinas
Je pense, quant à moi, que la relation à l’Infini n’est pas un savoir, mais un Désir.
— Emmanuel Levinas
Le Désir est comme une pensée qui pense plus qu’elle ne pense, ou plus que ce qu’elle pense.
— Emmanuel Levinas

Les Géorgiques, Claude Simon

Un seul être, ou deux, ou trois, protéiforme et unique, comme la douleur, la peur, la guerre et le froid. C’est la bande ininterrompue du temps, torsadée au point d’y voir l’advenu et le futur se toucher. Nul ne sait de quoi il en retourne. On ne connaît que l’intensité tonitruante de sentiments profonds, d’impressions térébrantes. Et que cela fait office d’éternel au genre humain.

Le siècle des Lumières, Alejo Carpentier

Un passage de l'histoire des indiens Caraïbes. Baroque et cosmique.

L’action de cet ouvrage de Carpentier se tient à la fin du XVIIIème siècle. Il est la preuve que le roman historique n’existe pas. Tout comme le soi-disant roman régionaliste. Il n’y a que le récit qui vaille, frayant dans l’inactuel.

Fond et forme, leçon de l'Inde ancienne

Lu dans l'introduction de l’Histoire des dix princes, rédigée par Marie-Claude Porcher également traductrice de ce récit de l'Inde médiévale écrit par Dandin.

Nabokov, au sujet de Lolita

Non, la littérature n’est pas un reportage, ni un livre de choses, ou encore un manuel de morale ou d’éthique.

Journal d’un scaphandrier ivre qui va accoucher de trois ananas durant la pandémie de Covid

Un texte de Custódio Rosa, traduit par mes soins, et initialement publié sur le blog que nous tenons ensemble.

Crédits photo : areta ekarafi on Visual Hunt / CC BY-NC-ND

Crédits photo : areta ekarafi on Visual Hunt / CC BY-NC-ND

Chirurgie, religion, bêtise et petits instants de grâce… Le journal d’un type qui a eu la bonne idée d’avoir une appendicite pendant l’épidémie de coronavirus, au Brésil.

. Pilules d'hôpital - 1

L'infirmière vient me faire une prise de sang.

- Je suis du labo.

Vous pensez : laboratoire, lieu technique, d'analyse et de science.

- Vous n'allumez pas le téléviseur, non ? Vous faites bien. Ils ne passent que des choses qui tentent d’ébranler notre foi. Et plus encore maintenant, avec ce machin qu'ils ont inventé juste pour nous faire peur.

En deux minutes, elle m’a fait une prise de sang, a prononcé le nom de Jésus onze fois, et est repartie.

Au laboratoire.

. Pilules d'hôpital - 2

Dopé, le patient a zappé cette pilule.

. Pilules d'hôpital - 3

Aux urgences, un médecin et trois ou quatre infirmières. Ils parlent de l'aide de 600 réaux accordée pendant la quarantaine. Le médecin étonné :

- Seulement pour ceux qui gagnent jusqu'à 28 000 par an. Les gars, qui survit avec 28 000 par an?

Silence des infirmières.

. Pilules d'hôpital - 4

Toujours le médecin et les infirmières. Quarantaine.

L'une des infirmières :

- Je ne sais pas ce qui est pire. Restez à la maison, comment ? Mon mari dit que le monde doit continuer à fonctionner, et qu’il y en a bien qui vont survivre. Il travaille en indépendant.

J'attends le docteur. Il dit :

- Je ne sais pas s'il a tort.

Un docteur.

. Pilules de l'hôpital - 5

Sur le chemin du retour, un chauffeur Uber :

- Hier, trois petits vieux que je connais sont morts. Aucun du corona. Je suis sûr qu’ils vont les mettre dans les statistiques.

Je reste silencieux, puis je réponds.

- J'ai des amis en Italie, en France. Croyez-moi, c'est grave et ça va empirer.

Il me regarde dans le rétroviseur. Son regard me dit clairement: "t’es dingue".

. Pilules d'hôpital - 6

Un autre chauffeur Uber :

- J’ai travaillé dans les prothèses et le matériel chirurgical. Le médecin reçoit une commission pour chaque pièce, tout est surfacturé. Il y en avait un qui prenait 500 000 par mois, rien qu’avec mon laboratoire. Personne n’osait le défier, parce que s’il ne pouvait pas vous encadrer, il vous faisait virer.

. Pilules d'hôpital - 7

Le jour J du débarquement en Normandie, beaucoup sont morts pour libérer le monde, tandis que des gamins jouaient au ballon sur un terrain vague au Brésil.

Je viens de sortir d'une intervention chirurgicale. Je parle à l'infirmière, originaire du Sergipe, sérieuse mais sympathique, qui m'emmène dans ma chambre :

- Vous aller avoir au moins deux mois difficiles.

- C'est tout ?

Je trouve les prévisions basses, mais je ne dis rien.

Elle ajoute :

- Ce sera difficile pour ceux qui vont survivre.

- Avez-vous des amies contaminées?

- Plusieurs. Certaines en soins intensifs, d'autres ont été testées positif et sont en quarantaine. Beaucoup de médecins aussi. L'hôpital embauche dans le cadre d’un plan d’urgence.

Je pense aux nombreuses personnes encore aliénées qui n’ont pas compris ce qui est en train de se passer.

Le jour J de l'invasion de la Normandie, beaucoup sont morts pour libérer le monde, tandis que des gamins jouaient au ballon sur un terrain vague au Brésil.

Nous n'avons pas le droit d'être ces gamins.

. Pilules d'hôpital - 8

Le premier jour où vous vous rendez dans votre chambre, on vous autorise à porter votre T-shirt à l’effigie de Guernica et un short, après tout l'élégance compte.

Le deuxième, on ouvre votre tablier à l'arrière, vous en faites un charmant kimono.

Le troisième, tout le monde voit votre cul et vous vous en foutez.

. Pilules d'hôpital - 9

Le confinement et l’urgence causée par mon appendice m’ont saisi durant la meilleure phase physique de ma vie.

15% de masse graisseuse, la "tablette de chocolat" si socialement idolâtrée bien en place, comptant rester visible, même s’il ne s’agit pas d’un objectif ni d’un but en soi. Après tout, je ne dis ne pas non à une friandise après le déjeuner, ni à une bière ou du vin, au moins deux fois par mois.

Mais n'étant pas grand ni tout à fait crétin, pas assez fortuné pour m’offrir des Ferrari ou des restaurants, n’exerçant pas une profession aventureuse telle que surfeur ou parachutiste, et sachant que l'intelligence n'est pas exactement un élément de valeur aujourd'hui, un homme de 52 ans a besoin d'une attrait sexy pour rester sur le marché.

C’est avec un sentiment de propriétaire que je vois dans le miroir la possibilité que ma tablette de chocolat soit gommée, même si j’essaye de ne pas y accorder trop d’importance.

- "Si ça te dit, je pars deux semaines et je te récupère, cher abdomen."

Puis un coronavirus fait son apparition, un confinement, et une appendicite.

Une semaine, vous montez 500 marches pour vous échauffer avant la salle de sport, la suivante vous allez par le monde comme un scaphandrier ivre qui va accoucher de trois ananas.

Le ventre énorme, rond et déformé, avec plusieurs marques d'incision qui laisseront des cicatrices.

Mon abdomen ...

Rien n'est à nous. Ni la Ferrari ni les tablettes de chocolat.

Nous sommes juste un tas de molécules qu'on a refourguées.

. Pilules d'hôpital - 10

Alors que je me trouvais à bord d’un Uber pour la deuxième fois, souffrant déjà d’une appendicite aiguë, je me suis allongé sur le siège arrière de la voiture en levant les yeux.

Un après-midi glorieux, comme chaque jour depuis la quarantaine. Au-dessus, dans le ciel sans nuages, un minuscule vautour tournoyait.

Bien sûr, j'ai pensé à un dessin animé. Je lui ai dit :

- Je suis toujours vivant, le jeune vautour maladroit devient une charogne.

Dans le sud de São Paulo, cela fait trois semaines qu'il fait beau. Des maritacas matinales sillonnent le quartier. Le barrage de Guarapiranga doit être plein de hérons, canards et poulets d'Angola. Mes plantes dans l'arrière-cour poussent, les fougères ressemblent aux bimbos musclées de la salle de sport.

Ici à Jabaquara, où se trouve l'hôpital, le bruit des avions résonne quatre ou cinq fois par jour. La moyenne était d'un avion toutes les deux minutes.

J'écoute les oiseaux, qui auparavant fuyaient le quartier à cause des turbines, circulant dans la région.

La nature reste exubérante.

Un air plus pur, un ciel avec plus d'étoiles, des animaux plus paisibles, c'est presque un témoignage de mépris envers l'espèce humaine.

La nature ne dépend pas de nous. La nature n'a pas besoin de nous. Je dirais même que nous faisons déjà des heures supplémentaires.

Elle a envoyé un message évident :

- Vous n'êtes qu'une espèce comme une autre. Comme des milliers qui ont déjà existé et se sont répandues sur le globe. Vous êtes arrogants, ignorants, destructeurs et limités. Je vous élimine avec un virus créé en un claquement de doigt. Comprenez votre lieu de vie, respectez votre maison, révisez vos concepts.

Il est certain que nous n'apprendrons pas.

Nous sommes les vautours.

Et le vautour maladroit devient charogne.

. Pilules d'hôpital - 11

Trump et les États-Unis ont siphonné le marché mondial des équipements de lutte contre les coronavirus. Ils sont allés en Chine, ont fait l’offre la plus élevée, nettoyé le stock (y compris la commande à destination du Brésil, qui se retrouve le bec dans l’eau).

Mais ils ont payé aussi très cher pour le prendre à d'autres pays, y compris l'Allemagne.

Ils ont retiré le stock du monde.

C'était le gouvernement américain.

Pour le distribuer aux hôpitaux, pas vrai ?

Non.

Il existe six ou sept grandes sociétés de fournitures médicales aux États-Unis. Ils possèdent des camions et un système de distribution.

Le gouvernement va transmettre tout ce matériel confisqué au monde (l'Allemagne a taxé cela de piraterie moderne) à ces entreprises qui vont le VENDRE aux hôpitaux.

Je vais répéter : VENDRE.

Aux enchères, comme eBay.

L’hôpital qui offre le plus emporte la mise.

Et puis il adresse la note aux patients.

Les hôpitaux qui n'ont pas de fric n'ont pas de masque.

Le patient qui n'a pas de fric ne respire pas.

C'est du pur capitalisme, sans censure ni hypocrisie.

L'État injecte des millions et cède un marché monopolisé à des partenaires privés, de bonne grâce.

Il prend tout au monde entier et fait d’un atout vital un profit astronomique pour les géants du secteur, sans rien en retour.

Dans la pilule 10, j'ai dit que nous n'apprendrions pas.

Cela n'a pas pris trois minutes.

Ci-dessous le lien vers la conférence de presse du gouvernement américain expliquant tout cela comme si de rien n’était :

. Pilules d'hôpital - 12

A l'étage où je me trouve, toutes les chambres et les lits sont occupés.

C'est un secteur sans Covid.

On peut déambuler dans les couloirs, mais comme j'ai vécu deux admissions en une semaine, j'ai ordre de rester dans ma chambre. Je suis isolé dans l'isolement, très cher.

Je n'ai pu sortir que sur des brancards ou des chaises roulantes, pour les examens.

Je connais déjà un peu la structure de l'hôpital et je constate que l'itinéraire change chaque jour.

En raison de Covid, des secteurs sont restreints, des ascenseurs et des couloirs sont réservés à des publics spécifiques. Les itinéraires internes sont modifiés.

Ma chambre disposait d’un moniteur avant mon arrivée. On est déjà en train de le préparer pour le transférer aux soins intensifs.

Ce matin, la médecin, âgée de vingt-sept ans au plus, est venue me rendre visite. Ses collègues d’autres secteurs sont en train d’être recrutés.

J'ai demandé à en savoir plus sur la situation :

- Ce secteur du deuxième étage est désormais le seul de l'hôpital non utilisé pour le Covid.

- Alors ... nous sommes le village d'Astérix.

Je ne pense pas qu'elle ait compris.

Ces dessinateurs sont fous.

. Pilules d'hôpital - 13

J’ai passé une partie de la journée connecté à une tige munie de roues. Des poches de sérum physiologique et de médicaments s’écoulaient lentement.

Comme je suis un équipement d'un certain âge, il est toujours acceptable d'être surveillé de façon analogique par des câbles et des fils. Un jour, il y aura du sérum physiologique Wi-Fi.

Je dois marcher dans la chambre, cela fait partie du processus de récupération. Il est parfois nécessaire de transporter mon partenaire à roues dans la pièce.

Aller et venir avec des virevoltes, comme une danse.

Et comme toute danse, il y a les partenaires avec qui cela fonctionne bien et celles qui gênent.

Je n'ai pas eu de chance, j'ai une roue coincée, elle n’avance pas bien en ligne droite, et tourne mal. Je ne m'attendais pas à un tango sensuel, mais je n’avais pas non plus besoin que ce soit une course d’obstacles.

L'alternative est d’en faire abstraction.

Téléphone portable, lecture, réflexion en tous genres pendant que je pousse automatiquement ma méchante partenaire.

Aujourd'hui, une infirmière est entrée dans la pièce. Elle m'a vu aller aux toilettes avec ma nouvelle petite amie.

- Où allez-vous, monsieur Custódio ?

- Aux toilettes.

- Et pourquoi y aller accompagné ?

Là, j'ai réalisé que j’avais passé ma matinée à pousser la tige, dépourvue de médicament. J'étais libre, déconnecté.

- Je ne m’étais pas rendu compte que j’étais célibataire.

Elle rit et montre les poches de médicament sur le plateau.

- Plus maintenant.

. Pilules d'hôpital - 14

Chaque fois qu'on mesure mon rythme cardiaque, je préviens : il est faible. Au repos et en position couchée, il atteint 52, 48 par minute. Il est important d'avoir cette référence en tête.
Je pense que le nom technique est "bradycardie".

Chaque fois que j'en parle, les infirmières demandent "Vous étiez athlète?".
Parfois, je dis que je suis juste avare, que j'économise des battements pour la fin.

À l'hôpital, cette scène se produit au moins trois fois par jour. Il vient toujours une infirmière différente, selon le planning.

Aujourd'hui, il en est venue une que je ne connaissais pas encore. Évangéliste, comme presque toutes. Je m'en suis rendu compte. Elle a pris mon rythme cardiaque et m'a posé la question :

- Bon. 53 battements. Vous étiez athlète ?

- Oui

- Quelle bénédiction. Tout comme Bolsonaro.

- ...

- Monsieur Custódio, pourquoi êtes-vous monté à 96 ?

. Pilules d'hôpital - 15

Aujourd'hui, c'est mon dernier jour d'hospitalisation.
Ils ont décidé qu'à la fin de la journée, je pouvais rentrer chez moi.
Apparemment, je suis déjà capable de produire de l'eau par moi-même et de servir leur déjeuner aux plantes.

Ou quelque chose dans le genre.

Ce matin, j'ai trouvé le couloir un peu bruyant. Conversations et voix.
J'ai demandé à l'infirmière la raison de ce vacarme :

- Vos amis veulent quitter l'hôpital.

Le fait est que pratiquement deux couloirs de mon étage n'accueillent toujours pas de Covid. Le reste de l'hôpital se prépare à prendre en charge des malades dans tous les secteurs. Progressivement, ils renvoient les patients chez eux, agrandissent le front.
Il s'avère que beaucoup ne peuvent pas sortir. Il ont des examens, des opérations ou sont en convalescence.
La nouvelle selon laquelle nous sommes cernés a semé la panique.
De nombreux patients ont refusé de se soumettre à des examens fondamentaux, craignant que l'air, les murs et les personnes ne soient contaminés.
Comme l'a dit Dona Joélia, une dame du Maranhão qui fait le ménage chaque matin, "ces gaz qui émanent de Satan".

Dona Joélia est drôle, toujours accompagnée d'un partenaire timide qui n'entre pas dans les chambres. Elles paportent, se disputent, rient. On dirait un duo d'une comédie américaine, le genre où la police recrute deux types sans aucune référence pour en faire des agents infiltrés. L'autre jour, elle a fait un tour sur elle-même en franchissant la porte. Elle m'a regardé et m'a dit :

- J'ai failli tomber. Le gant s'est pris dans la porte.

Elle n'a qu'une fille, qui fait radiologie et a dû interrompre son stage à cause des "gaz".

- Quel âge avez-vous ?

- Cinquante ans.

- Je n'ai pas mes lunettes, Dona Joélia. Je ne peux pas dire si vous faites moins.

- Pas de lunettes, hein ? Mais tu as l'oeil, je le sais.

De tous ceux qui travaillent ici, ce sont peut-être les moins protégés qui partent d'ici à la nuit tombée, à bord de bus bondés, à destination d'un quartier lointain.

- Je rentre chez moi aujourd'hui, Dona Joélia. Pensez-vous que mes plantes sont encore vivantes ?

- Avec la grâce du Seigneur, elles ne souffrent pas de ces gaz.

Voilà.

Après cinq jours sans cuisiner ni prendre mes médicaments tout seul, je retrouve l'autonomie des adultes dans le monde réel.

Je pense que je sais déjà comment produire de l'eau par moi-même et servir leur déjeuner aux plantes.

Ou quelque chose dans le genre.

Ceux qui passent pour des cons

Avouons-le, certains écrivains, du moins parmi les plus visibles, sont en train de passer pour de sacrés cons (je sais, cela laisse l’immense majorité des gens indifférents). A l’instar de nos politiques (là, plus de gens s’en rendent compte).

Cela n’est pas un hasard. Pour la plupart, ces gens sont issus de milieux sociaux-culturels identiques et conçoivent l’existence sur le même modèle : une course de « premiers de cordée », à laquelle ils ont eu la chance de partir quelques mètres en avance. Ils forment un milieu dont ils maîtrisent les codes, et qui n’a d’autre but que sa propre conservation. En dépit de sa médiocrité.

Même déconnexion à l’égard de la réalité du pays, même conservatisme, plus ou moins bon teint, même impéritie. De la belle au bois dormant au baroudeur en bois. De la « gôche » à la « droâte ».

Tenons-nous le pour dit : le monde ressortira peut-être bouleversé de ce que nous vivons, mais ces gens ne changeront pas. Ce sont nos « élites », qui ont promu et promeuvent une indigence assumée, dans la conduite des affaires, l’”art” et la “pensée” Nous en payons le prix depuis des décennies et plus que jamais à l’heure qu’il est.

Nous réalisons que l’humanité est mortelle, en dépit du wifi, du bio et de l’air conditionné

Nous n’avons jamais été modernes, répétait Bruno Latour, lorsqu’il était mon professeur, voici plus d’une dizaine d’années. Nous en faisons l’amère expérience depuis plusieurs semaines et pour une durée encore indéterminée. Peut-être très longue. Nous réalisons que l’humanité est mortelle, en dépit du wifi, du bio et de l’air conditionné. L’économie s’effondre. Le cadre de la Défense redécouvre qu’il ne sera jamais émancipé de son biotope, jamais maître et possesseur de la nature. Et qu’il est largement moins utile à la société qu’une caissière ou un éboueur.

Le cadre de la Défense redécouvre qu’il ne sera jamais émancipé de son biotope, jamais maître et possesseur de la nature. Et qu’il est moins utile à la société qu’une caissière ou un éboueur.

Mais ne nous voilons pas la face, cela ne durera pas. La majorité ds gens ne rêve que d’une chose : s’enfiler des tunnels de réunions et retourner chez Ikea le samedi après-midi. Dans un laps de temps aussi court, nous sommes incapables de changer de modèle de civilisation. Ne serait-ce que pour des raisons logistiques.

Notre bon vieux capitalisme néo-libéral s’offre juste une petite sieste.

Et puis, malgré les faillites, les drames humaines, les morts, les esprits ne sont pas prêts. Rien ou presque n’a été instauré pour cela. Notre bon vieux capitalisme néo-libéral s’offre juste une petite sieste.

Il y a des gens dont c’est la tâche de préparer la voie, avant les experts, les politiques, les ingénieurs. Et ce sont les artistes. Ce n’est pas à la mode d’écrire cela, mais j’espère que les artistes comprendront la responsabilité qui est la leur. Je parle d’imaginaire, de talent, d’exploration, de souffle. Difficile de se l’avouer dans une époque menée par le tableur Excel, la courbe des ventes, le nombrilisme et le militantisme à la petite semaine, mais une société, quelle qu’elle soit, trouve sa consistance dans l’imaginaire, les récits et les mythes bâtis par les artistes.

Même s’il l’ignore et s’en contrefout, le monde a encore besoin des artistes pour se réinventer. L’art est le socle de la civilisation.

En attendant, ceux qui se trouvent en têtes de gondole les font passer pour de sacrés cons.