Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

Gustav Klimt, ou le rêve en sécession

Klimt est la preuve que les immenses artistes échappent à leur époque, et aux mots de leurs exégètes, comme ceux que j’écris là.

Tout commentaire s’avère redite appauvrie de ses peintures. Chacune de ses oeuvres déclare une vérité qui n’est exprimable que par elle. Le reste n’en est qu’une périphrase indigente.

Panneau de la frise Beethoven (1902)

Je peine à comprendre pourquoi, tel homme, voici plus d’un siècle, s’est mis à peindre ainsi, en dépit de ce que les historiens de l’art évoquent sur cet Empire austro-hongrois insensé, où personne ne s’entendait, engoncé dans un décorum creux, sous une pyramide de grabataires et un académisme mort, attentifs à leur seule conservation.

L’or est toujours là, dans la lumière, ou étalé sur l’œuvre elle-même, flottant comme la poudre du rêve. Les personnages ont cette allure raide et alanguie, comme des statues ou des bijoux, où se trahit le fils d’orfèvre qu'est Klimt. Il a cette extrême précision des songes, vaporeuse et définie, primitive et sophistiquée, dans un relâchement étudié, extrêmement agencé, comme sa Judith ou sa Salomé, où se dévoile l’inquiétude neuve de la femme puissante, naturelle dans le vice.

Judith et Holopherne (1901)

En 1892, la mort de son frère l’incite à rompre avec l’académisme, cette tragédie intime lui rappelant la nécessité d'assumer sa vocation d'artiste. De découvreur. 

Klimt incarne la réussite ultime d’une coalition composée du Flaubert de La tentation de Saint-Antoine, Doré, Moreau et Beardsley. 

La Philosophie (1900, détruite en 1945 par les nazis)

Il est l’un des modernes à comprendre le mieux que tout est allégorie. Il ruine la parodie à laquelle les académiques confinent la peinture.

Une grande chance que l’exposition de la Pinacothèque montre aussi les travaux de Schiele et de Kokoschka, plus sanguins, bouchers, instaurant une forme de déstructuration charnelle de l’âme humaine au temps des massacres de masse, ou de leur annonce.

"Au temps de Klimt, la Sécession à Vienne", Pinacothèque de Paris, du 12 février au 21 juin 2015. 

Cher Charlie, fais-moi un dessin

Cher Charlie,

Fais-moi un dessin. Et fais-moi rire.

Parce que j'ai peur qu'ils réussissent, les aveugles, les sourds, les fous et les barbares.  

Populistes, nationalistes ou fanatiques religieux, ils appartiennent au même camp, même s'ils se détestent. Faisant tout paraître simple, sérieux, et grave, leur but est la guerre. Une fois la mort semée, ils se tueront. Car ils haïssent la vie.  

Ils sont le tribu que nous payons au culte de la bêtise, l'infantilisation, la laideur, obéissant à une logique de mollusque qui nie l'intelligence et l'humour.

Notre époque policée secrète une barbarie ultra-moderne, née au sein de la logique de satisfaction immédiate, la cupidité, la soif de célébrité, la quête de sens, le mépris du savoir, de l'inconnu, et de la finesse.  

Le plus grand nombre à souscrit à ce déclin de la qualité humaine, et à la nullité. 

Et notre cadavre écervelé pilote une machine qui avance et calcule toujours plus vite, sans savoir à quelle fin. Nous ne valons pas la technologie et l'écrasante quantité de divertissement que nous nous offrons. 

Ultra-moderne, notre époque l'est assurément, alimentant les fantasmes et l'imbécilité avec une facilité jamais vue dans l'histoire. Une recherche Google suffit à s'en convaincre. 

Perdu dans l'hypermarché du sens et du divertissement, on trouve toujours une cause à laquelle appliquer sa haine, son malaise, sa stupidité.  

Avec la connerie institutionnalisée, la peur, le désespoir, ce grand bordel facilite la tâche des preneurs d'âmes, qu'ils soient munis d'une casquette religieuse ou politique.  

Ce 7 janvier, nous avons vécu le nouvel acte de construction d'un monde d'architectes cruels, sans but, aveugles, sourds et fous. Notre résignation et les gestionnaires leur ont abandonné la place. 

Cher Charlie, fais-moi un dessin. Et fais-moi rire. Même tristement. 

Aujourd'hui, c'est la meilleure façon de lutter. 

Notre Jeunesse ou Péguy dans la DeLorean

S'il arrivait de 1910 dans sa DeLorean à voyager dans le temps, son livre Notre Jeunesse ferait passer Péguy pour fou, tel un sain d’esprit au milieu d’un carnaval d’aliénés.

Son combat pour l’inactuel garde toute sa légitimité, alors qu'en guise de politiques nous disposons de socialistes déconfits, à la mauvaise conscience abolie, de droitiers d’un cynisme inoffensif, chiffonnier, d'une extrême-droite érigeant la sottise nationaliste en fonds de commerce financé par la Russie, et de tout le reste, inexistant.

Une tourbe, semblable à celle que Péguy affrontait, avant la Grande Guerre, rassemblement de laïcards, cléricaux, royalistes sur le retour, et autres intellectuels autoproclamés.

Péguy ne militait que pour la justesse -dans les mots, la conduite- et la justice.

“Tout commence en mystique et finit en politique”, célèbre phrase, fataliste et d’une incroyable clairvoyance, qui résume la chute de l’idée dans le monde, toutes les formes de compromissions : « Les fondateurs viennent d’abord. Les profiteurs viennent ensuite. »

Désarroi dreyfusiste, amertume face au cirque politique produit par leur engagement de jadis, en faveur d’un officier juif inconnu, dont le sort déchira la France.

Le capitaine Dreyfus blanchi, on oublia les hommes qui se damnèrent à le défendre, au profit des ambitieux. Péguy met Jaurès au nombre des médiocres et des arrivistes, chantre de la victoire totale de la politique sur la mystique, des ambitieux sur les fondateurs.

« Le combat est contre ceux qui haïssent la grandeur même, qui haïssent également l’une et l’autre grandeurs, qui se sont faits les tenants officiels de la petitesse, de la bassesse, et de la vilénie ».

Quel gâchis. Et Péguy de vomir la médiocrité spirituelle de son siècle, le populisme de bas étage, l'antisémitisme, semblables à ceux de notre époque, cacophonie moderne ne trouvant de fin qu’en son propre vacarme, comme l’on se baigne dans son urine : "C'est en effet la première fois dans l'histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture." 

Plus rien d'inédit dans ce constat.  

Péguy déterre le besoin de rage, la pulsion de mort d’un pays vieux d'esprit, jugeant épuisés les possibles d'une République écrasée par l’affairisme et la tartufferie, qui se libéra de lui-même en se jetant dans la guerre de 14-18 et le massacre de masse.

Sordide retour à la mystique. 

Saint-Jean d'Acre

Saint-Jean d'Acre reste le souvenir d’une calme ville provinciale, occupée en son centre par les allées couvertes d’un marché arabe qui meurt l'après-midi.

Dans les souterrains des Croisés, on imagine les fuites fiévreuses, lors des invasions, le dénouement des sièges, et les banquets de gardes, dans les colossaux réfectoires voutés, les transes violentes dans des chapelles sans lumière, murées de pierre jaune. Quelque chose de solennel et de triste demeure, dans la halle du marché en ruines, au milieu duquel trône une chaise vide, protégée par un vendeur d’oranges; une forêt naissante s'élève entre les pavés disjoints, cuits par le soleil de mai. 

Quand on s’enfonce dans la ville ancienne, suivant les ruelles médiévales, on débouche sur une place où roule la brise maritime, tenant du parking et du bout du monde, où l’on prend un café à la cardamome, noir et brûlant, parfumé comme un gâteau. On se trouve sur les remparts, au-dessus de la mer bleue sombre, d’un contraste violent avec l’écume blanche.

Il faut poursuivre sur les remparts, en bord de cette eau qui déversa tous les pirates et toutes les armées, jusqu’à une petite plate-forme, où l’on s'assoit au ras des vagues.

En fin de journée, dépassant les murailles, on s’engage dans une ville plate, moderne, sans charme. On marche longtemps, avant d’obliquer à droite, à travers les HLM, flanqués de petites vérandas aux fenêtres troubles et de boîtiers de climatisation qui gouttent. Au bout de cette rue, se trouve la station du train de banlieue ramenant vers Haïfa, rapidement visible grâce aux immenses silos à grains du port, après la côte où s'étale une zone industrielle. 

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A l’intérieur de l'île, on a caché les villages, parmi le plafond vert et grave de châtaigniers noueux, garnis de bogues jaunes, les forêts de conifères rectilignes, là où, il y a encore soixante ans, on ne réservait le superflu qu’aux maisons de Dieu, avec leurs campaniles bouclés de rubans baroques.

C’est le pays des rivières glacées, qui s’écoulent dans une paix fraîche, entre des amas de pierre consolidés par la mousse.

Corte ressemble à la capitale d’un petit Etat montagnard, dressée à la confluence de rivières. On n’étouffe pas, comme sur la côte. La vieille ville consiste en petites bâtisses lépreuses, marquées par la mitraille des Génois. Les habitants croisent sans vous voir, se rendent sur leur jardinet en restanque, où gonflent courgettes, tomates et citrouilles.

Chaque vallée forme un pays, avec ses siroccos, ses tramontanes ; on passe de l’Irlande à la Castille en franchissant une crête, des châtaigniers aux chênes verts, puis apparaît le couvent d’Orezza, repris par la forêt. Un virage serré abrite le filet d’une source, creusant depuis des millénaires ce repli. Les sommets gaulent les nuages gris et noirs, saupoudrant une bruine qui s’évapore au premier soleil.

La Corse réveille la sensation inédite d’une beauté mélancolique et douloureuse. Un regret sordide qui rend fier. Elle est belle comme une femme craignant les appétits des soudards, lors d’une guerre maudite.

Bastia semble construite le long d’un embarcadère. La ville se répand dans la Méditerranée, qui la peuple du fantôme de Marseille, Toulon, Nice, Gênes et Livourne. Port d’étape, habité par un peuple d’errants, perdus sur les places, les rues à demie ombragées, qui parcourraient la mer, si jamais on pouvait marcher sur l’eau salée.

Chaque ville est une configuration particulière de l’éternité, dit-on.

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Je voudrais me remémorer chaque détail de Saint-Florent, avec sa cathédrale où un légionnaire romain dort comme un petit enfant, L’Île-Rousse, sa place Paoli bordée de platanes écaillés, dont les feuilles brûlées prennent la teinte du vieux métal, et sa plage qui fait un creux en pleine ville, puis Calvi,  la paix de la citadelle et la cathédrale Saint Jean-Baptiste, peinte d’un jaune vérolé, à l’intérieur blanchi comme les entrailles d'un nuage.

Il y a la route aussi, comme celle qui mène à Piana, taillée dans une roche rouge comme de la chair malaxée, qui tombe dans l’eau bleue, plusieurs dizaines de mètres plus bas.

Puis l’arrivée dans la baie de Porto, dominée par un trident rocheux, parmi les eucalyptus, de gros troncs torsadés, pelés, soutenant des frondaisons qui dispensent un fade arôme de camphre.

Les calanques de Piana sont peuplées de crânes, de restes de cathédrales, de trônes abandonnés, d’une armée de lémures, minotaures, cyclopes, diables et dragons pétrifiés dans le porphyre. On y devine des genoux, des coudes, des gueules hurlantes, des gorges, étirant le sac pourpre qui les enferme. Leur supplice compose un défilé magnifique, à ces créatures à tête de poissons, qui s’embrassent et se lacèrent.

Scandola dévoile une peau grêlée, tendue sous le soleil, parcourue de dentelles vertes, où survivent des végétaux ras. On a taillé des anses portant le nom de malheureuses étreintes, des entrelacs qui simulent des retrouvailles, dans cette roche acnéique, parmi ce paysage de fourches, de cascades et de bouillons fossilisés, crachés lorsque la terre se déchirait, se vomissait dans l’eau pour éteindre son propre feu.

Roman cherche titre

Galère, gageure, supplice, indécence, bêtise, inutilité, convention, connerie et j'en passe... Un titre, quand vous en cherchez un, devient tous ces états successifs.

Aujourd'hui, la tendance serait plutôt à la suggestion, le détail qui tue. Madame Bovary se serait bien vu en Poignée d'arsenic : concision clinique, intrigante; une sorte de traité de pharmacologie fait roman. Bref, une absurdité. Mais les absurdités donnent envie d'être lues.

Guerre et Paix, cela sent le manuel de philosophie; et on ne lit plus pour se voir expliquer les choses. On les connaît si bien que l'on a juste besoin de se distraire.

Pour Après l'équateur, les choses furent compliquées. La preuve.

Paris était une fête

Je viens de terminer le livre d'Hemingway, dont le titre est au présent, lui (le livre d'Hemingway, pas Hemingway). 

J'ai longtemps repoussé sa lecture, gêné par le mythe de cet ouvrage qui est peut-être le plus beau jamais écrit sur Paris. Peut-être parce que les années vingt à Paris étaient la plus belle décennie de l'histoire de l'humanité, celle d'une génération perdue (marque déposée, aucune génération n'ayant été perdue depuis) dans une guerre pour rien, qui retrouverait une possible signification à l'existence dans un conflit, vingt ans plus tard, contre une figure tutélaire du Mal.

C'est un art poétique, une autobiographie délibérément ratée, un roman d'une immense maîtrise, mise en musique d'une vision du travail d'écrivain, musclé, efficace, tendu, fécond de toutes les coupes effectuées, de ces fantômes de mots veillant sur les mots : "Celui qui écrit devrait se prononcer sur la valeur de son ouvrage qu'en fonction de l'excellence des matériaux qu'il rejette". Ou encore : "Dans l'écriture aussi il y a beaucoup de secrets. Rien ne se perd jamais, même si c'est l'impression que l'on peut avoir sur le moment; ce qu'on laisse de côté finira toujours par refaire surface et ne fera que renforcer ce qui a été conservé."

Ces conseils, découverts grâce à un ami alors que je n'avais pas lu Paris est une fête, m'ont permis de faire confiance à la concision, au rythme qu'elle suscite, à la puissance qu'elle donne aux adjectifs que l'on choisit de conserver.  Puis j'ai lu Hemingway, et ses romans m'ont permis d'écrire Après l'équateur.

Paris est une fête est un livre beau, drôle et triste, à l'image de ce trajet Lyon-Paris, effectué par Hemingway et Fitzgerald dans une voiture sans toit - parce que "Scott" l'avait décidé ainsi, et que sa folie ne doutait pas-, les contraignant à une halte à chaque averse.

La fête parisienne est bel et bien finie. Aujourd'hui, Hemingway sans le sous vivrait à trente kilomètres de la capitale, dans un studio hors de prix, non loin d'une station de train de banlieue ou de RER, avec un peu de chance. Il ferait ses courses dans le hard-discount le plus proche et économiserait une semaine pour se rendre à Paris et déjeuner d'un pichet de mauvais rouge et d'un croque-monsieur décongelé à 15 euros, dans une de ces brasseries aujourd'hui très chics pour avoir abrité des artistes miséreux voici un siècle.

A Paris, la fête est finie, surtout pour les écrivains. A son âme défendant, avec son bouquin exceptionnel, Hemingway aura été l'un de ces "poissons-pilotes" préparant le raz de marée vulgaire des songe-creux : "Cette année-là, les riches arrivèrent, guidés par leur poisson-pilote. Un an plus tôt, ils ne seraient jamais venus. Rien n'était encore sûr. Le travail effectué était tout aussi bon, le bonheur bien plus grand, mais aucun roman n'avait été écrit, si bien qu'ils n'avaient pas de certitude. Ce n'était pas leur genre que de gaspiller leur temps ou leurs charmes avec des gens qui n'avaient pas fait leurs preuves."

Chaque grand roman ouvre la voie aux tour-opérateurs.

Lire

A mon sens, pour espérer écrire correctement, il faut bien lire.

J’ai commencé La vie de Rancé, de Chateaubriand. Sinuosité fluide, concision de la période, qui reprend le membre précédent, annonce le suivant. Une densité d’une extrême cohésion. Chateaubriand est le renouveau du Grand Siècle, de la langue des moralistes et des précieuses pestes des salons, en un temps où l’esprit modelait la langue dans une tension exquise, une retenue enflammée.

Une langue éduquée, à l’apparence rigide, dont les articulations épousent les miroitements de l’âme et de la nature.

Lire de grands livres, cela déforme dans le sens de l’inatteignable, ce vers quoi tendent les écrivains qui aspirent à l’accomplissement de leur art.

Fin d'un roman

Ecrire un roman, c'est se lancer dans une longue et indéterminée cohabitation avec une partie de soi-même. On n'en est rassasié qu'une fois parvenu au dégoût le plus violent.
Cela va au-delà de la lassitude ou de la haine. Le livre devient une nausée à lui seul, comme un parpaing qu'on aurait avalé miette par miette. Ne reste plus que le désir de s'amputer de cette matière parasite (régal d'exégèse pour les psychanalystes et leur stade anal).

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Le roman, constitué, est alors une part de soi qu'on ne peut plus voir, issue de soi, et tout sauf soi.

On perd alors toute lucidité. On n'en veut plus.  Au risque de laisser passer des maladresses énormes. Commence alors une longue attente, avant de le relire comme s'il était produit par un autre. Ce dont je suis incapable.
Enfin, on livre le manuscrit par lassitude, avec ces effets qui vous ont émoussé la cervelle, mais qui claquent encore, et qui claqueront d'autant à la lecture neuve d'un inconnu, espérons-le. On hésite. Plusieurs jours. Et l'on tranche pour de bon, car cette progéniture trop remuée, trop vue, vous empêche de courir, et de revenir à l'écriture facile et spontanée d'un nouveau livre.

Vient le temps  de se nettoyer de cette langueur, de se retrouver à peu près maître de soi. Et de jeter un ultime coup d'oeil à ce livre que vous ne finissez pas de finir, comme si ce maudit bouquin était le produit d'un épouvantable raseur à corriger... Sisyphe...

Saint-Malo

Sur la ligne noire d'une forteresse surgie des sables, le soleil brise les nuages.

Cinq silhouettes, postées sur la crête de la nuit levant depuis les roches. 

Déjanire

Emportant Déjanire, le centaure Nessus lui tranche le poing droit, d’où surgit un volatile.

Je n'ai pas voté dimanche

Et je dois l’avouer, je me sens con. Comme beaucoup d’autres, j’imagine.

Autrefois repère de nostalgiques de l’Occupation et de l’Algérie française, l’extrême droite conquiert. Sans autre consistance que l’opposition systématique, la paresse intellectuelle, la peur, le racisme, un opportunisme sans vergogne, agrémentés d’un goût certain pour la provocation, l’attaque ad hominem et la répartie inconséquente. On voit que cette buée politique s’arroge une part grandissante de l’électorat, déçu par l’incurie des politiciens et le manque de représentativité d’institutions républicaines, tenues par les notables et les professionnels de la chose publique.

Pour la plupart des Français, l’Europe sert à ouvrir les frontières, s’éviter de changer des francs en pesetas, et produire des traités régissant un marché fondé sur la libre-circulation des biens et des personnes. Parfois, on sait aussi l’Europe pourvoyeuse d’aides agricoles, de subventions, et partisane du contrôle du déficit, salutaire pour les uns, frein à la croissance pour d’autres. L’Europe, ce sont également des lois, instaurées dans les pays via des directives nées au sein de cabinet de commissaires non élus par le peuple. En dehors de l'économie, difficile d'y déceler un projet commun et totalement démocratique.

Hier soir, une éditorialiste résumait bien la position officielle de nos « élites » quand elle expliquait en ricanant que ce scrutin ne servait à rien : d'après elle, les votes d'extrême droite se noient dans la droite conservatrice, Juncker a de grandes chances d’être choisi, et de toute façon, l’Europe est faite en petit comité, par les chefs d’Etat, les Commissaires et les Ministres des Finances des pays membres, en témoigne le traité de Lisbonne. La routine. En résumé, les électeurs ont piqué leur colère, grand bien leur fasse, aurait-elle pu conclure. Plus cabotins, main sur le cœur, les politiques nous ont joué la ritournelle de l’indignation et de la gravité. A ce numéro, mention spéciale à Copé agitant ses casseroles. Quant aux intellectuels, ils prendront à témoin la morale et l’histoire ; ce dont tout le monde se fout. Les scrupules et le passé sont malheureusement démodés.

Rien ne va changer.

Le FN est une maladie infantile de la démocratie, une résultante. Il ne porte aucun élan, aucun enthousiasme. Du fascisme, il reprend la fable de la pureté nationale, du populisme, la haine de la dissension. Refusant la complexité et la temporalité de l’action politique, il produit des solutions miraculeuses, issues d’un soi-disant bon sens que la communauté nationale serait censée partager. Une manière de génération spontanée, issue de « vrais » Français. C’est un vote adolescent, du tout immédiat, du fait divers. De la réaction, à tous les sens du terme. C’est aussi et surtout le symptôme d’une immense misère, économique, sociale et intellectuelle.

Le statu quo actuel prévaudra jusqu'au renouveau de la politique, ou bien jusqu’à ce qu’une majorité de gens ne craigne plus de sacrifier leur confort à un changement radical. Si ce bouleversement se produisait, il déchaînerait une guerre de tous contre tous.

Mais j’écris ça alors que je n’ai pas voté.

Et oui, je regrette de m’être abstenu, comme je déplore cette situation faisant que je ne voterai non plus pour un candidat, ni une idée, mais contre une personnalité et sa clique.  

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Porto appartient à ses habitants. Secrète, provinciale et brillante, elle n’est pas encore peuplée au second degré, comme Paris ou Londres, gigantesques parcs d’attraction pour personnel nanti. Mais les programmes de réhabilitation feront leur œuvre, sans doute. Cela commence doucement, par les artistes et les fêtards.

L’après-midi, les vieux s’installent au bord du Douro, sur des chaises en plastique et jouent aux cartes. Les plus vigoureux ravaudent des filets, réparent les moteurs de barcasses hors d’âge. On se dirait sur les quais d’un chef-lieu de département, sur fond de hangars désaffectés, repris par la forêt. La ville grandit vers le nord et la banlieue, oubliant les rives du fleuve.

Raide, crevée par le Douro, Porto attend l’Atlantique, qui n’arrive jamais. A Lisbonne, le Tage s’étale, marquant l’amorce de l’océan, son début. A Porto, le Douro incarne sa fin, l’appel de la terre, des champs et des vignes.

L’océan, il faut aller le trouver à Foz do Douro, un quartier résidentiel qui longe l’Atlantique, un bord de mer jaune citron, comme dans les années trente. Les rochers laissent peu de place au sable grossier, qui donne de temps à autre une petite plage bleue. L’océan s’arrête là, brisé par les récifs, prenant la teinte translucide du ciel, sous le regard des anciens, des enfants et des pêcheurs à la ligne, au bord d’avenues appelant l’autre rive de l’Atlantique –Montevideo, le Brésil – et d’une pergola Belle Epoque, vestige d’un palais marin n’ayant jamais existé.

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Quelle idiotie de faire de Porto une avancée de l’Ecosse au Portugal. Va pour la brume, le ciel d’un bleu troublé, plus océanique que méditerranéen, mais le soleil cogne, comme dans le sud de l’Italie, le linge dévale sur les façades, et ça parle devant les portes, comme en Espagne ou au Maghreb.

Avec ses pentes qui tombent raides, Porto rend impatient. On l’embrasse d’un coup d’œil, depuis un belvédère trouvé au hasard, et il suffirait de se jeter dix mètres plus loin, dans le vide, pour franchir les quais, les vieux quartiers de la Ribeira et de Miragaia, enfoncées sous le niveau du Douro, et atteindre Vila Nova da Gaia, sur l’autre rive du fleuve, ou le pont Dom-Luís, issu de l’époque d’Eiffel, quand le futur était les dentelles de fer néogothiques.

Il faut de l’abnégation pour trouver Porto, resserrée, indolente, enfiler ses ruelles, ses passages noirs, lasurés de crasse, et ses façades jaune d’or, qui font croire que vous voilà parvenu sur la place minuscule d’un village de pêcheurs, où la mer ne vient plus.

Les églises portuenses brûlent de l’intérieur. Je pense à São Francisco et à Santa Clara, taillées dans une pierre romane, grise, dévorée par un décor baroque en bois sculpté, pian précieux, bourgeonnant d’angelots, de feuilles bronzées et de colonnades goitreuses.

Au marché du Bolhão, on fait les courses du jour sous des arcades décaties, soutenues par des échafaudages, dans les odeurs de cannelle, de café, de viande, de fleurs et de poisson frais, parmi l’agitation tranquille, routinière. Le vent agite les draps accrochés par les vendeuses de légumes pour préserver leur marchandise du soleil, tels des fantômes se jetant dans le vide.

Le chant des pistes, Bruce Chatwin

Chatwin est l’écrivain d’une civilisation qui ne survit plus qu’à l’état de débris éparpillés. Il est l’écrivain des nomades, des voyageurs, issus d'une patrie sans nom ni origine, sans autre richesse que la subsistance, sortie de l’aube des temps. Mais les sédentaires ont gagné.

Le chant des pistes est le récit d’un voyage en Australie, auprès des aborigènes, sur la trace des temps du rêve, lorsque les anciens faisaient naître les fleurs, les animaux, les déserts, les cours d’eau et les montagnes par les seules modulations de leur chant.

Chatwin accompagne un guide chargé d’entendre les aborigènes afin de de répertorier le tracé de ces chemins de musique ; il faut aller loin, dans les boues et la chaleur, interroger les aborigènes taciturnes, défiants, abrutis d’alcool, traverser les orages, les étendues de sable, à la rencontre de paumés venus du monde entier, cachés là, dans les hameaux poudreux de l’Australie centrale.

Comme tous les grandes livres, le chant des pistes revêt une dimension métaphysique indéfinie, et frénétique ; l’immensité du désert donne des songes d’immortalité, les destins perdus des gens croisés sur la route renvoient à sa propre nullité. La prose de Chatwin ne fait que constat-là, avec la plus grande efficacité. Son écriture incarne ce silence sans tenue, émerveillé et pénétrant, auquel on s’adresse quand on parle seul, sans être bien certain de vivre ce que l’on vit.